Peux-tu nous parler des Mods en France ?
Tout en étant typiquement anglais, les Mods vont essaimer leur culture dans d’autres pays. En France, les premiers Mods arrivent dès les années soixante d’une manière parcellaire. Néanmoins, c’est surtout durant les années 1980 lors de la période post-Revival que les Mods français vont se constituer en un véritable mouvement.
En effet, dès les années 1960 les Mods existent en France. De nombreux témoignages permettent d’affirmer que des jeunes français vont effectivement devenir Mods à partir du milieu des années 1960, lorsque ce mouvement est devenu à la mode. Ces témoignages nous rappellent également que c’est souvent par le biais d’un séjour en Angleterre que ces jeunes français vont découvrir la tribu des Mods. Néanmoins, il faut souligner que le phénomène Mods reste très parcellaire en France durant ces années. Il est surtout vécu d’une manière individualiste, car les Mods en France ne constituent pas un véritable mouvement d’importance. Les jeunes français qui vont adopter la culture Mod ne constituent pas un groupe identifiable. A contrario des Mods Anglais qui mettent en forme, dès la fin des années 1950, un véritable mouvement. Il faut également souligner que dès ses origines, la culture Mod va puiser de nombreuses influences au sein de la culture française, comme dans le 7e Art avec une profonde fascination pour la Nouvelle Vague. La culture Mod va influencer la culture juvénile en France, mais en prenant d’autres formes, comme à travers le phénomène français des Minets. Qu’il ne faut justement surtout ne pas confondre avec les Mods.
C’est donc plus tard, durant et après le Mod Revival que les Mods vont réellement s’implanter et développer un véritable mouvement culturel en France. Dès la fin des années 1970, il y a quelques Mods en France, mais c’est véritablement au début des années 1980 que les contingents de Mods vont augmenter à la faveur de la vague Mod Revival et de la diffusion du film « Quadrophenia ». De nombreuses villes vont avoir d’importants contingents de Mods, dont Paris, Lyon, Avignon, Perpignan, Caen, ou encore sur la côte Atlantique. Bien entendu, cette liste n’est pas exhaustive. Les différences locales vont fortement imprégner ces différentes bandes et clubs Mods qui de ce fait vont avoir des histoires et postures distinctes. C’est durant cette période que les Mods en France vont mettre sur pied une véritable scène culturelle à travers différents moyens : des formations musicales avec par exemple le groupe tweed originaire de Rouen, des clubs, des rassemblements, des soirées. Les Mods français vont également produire et diffuser de nombreux Modzines. Les Modzines sont les fanzines Mods. C’est à dire une publication indépendante, fabriquée artisanalement, passionnément et auto-édité.
À la grande différence d’un magazine standard il échappe au caractère marchand et commercial des circuits traditionnels : il est souvent gratuit, ou de prix modeste, ne revient pas très cher à la fabrication, et n’a pas besoin de publicité. Ces fanzines Mods étaient de véritables laboratoires culturels avant l’ère du numérique. En plus, nous diffusions notre musique par le biais des K7 audio qui auront un rôle primordial dans la diffusion et « l’éducation musicale » inhérente à la culture Mod. Les Mods français vont atteindre leur « apogée » en terme de nombre durant les années 1980/1990. Les nombreux clubs Mods qui vont être créées illustrent parfaitement la vitalité de ces années. J’aborde justement très largement cette histoire des Mods en France dans mon livre « Style de Vie Modernist » en développant l’histoire singulière de ces innombrables groupes, bandes, de Mods, dont celle des Mods de Gambetta dont je faisais justement partie. Enfin, j’évoque également le contexte général de la scène Mod en France, en ce début de 21e siècle, à travers le témoignage de Mods français qui mettent en exergue leur passion à travers de nombreuses démarches artistiques et musicales diverses, des créations de collections de vêtements, l’ouverture d’un musée, ou les collections de disques vinyles, de scooters .. Comme je l’ai déjà souligné maintes fois, la culture Mod est d’une grande hétérogénéité.
Tu as évoqué les Minets. Peux-tu développer ton propos ?
En effet, j’ai évoqué les Minets pour illustrer l’influence des Mods en France, tout en les distinguant clairement. La culture Mod venant d’Angleterre va incontestablement influencer une partie de la culture juvénile en France. Même si les Mods sont effectivement présents d’une façon parcellaire durant les années soixante en France, c’est surtout l’influence de leur culture qui va impacter la culture juvénile française. Cette influence au sein de la société française va prendre différentes formes, comme à travers celle du phénomène dit « Minets ». Les Minets est le nom donné à une bande de jeunes gens se rassemblant au bar le Drugstore situé sur les Champs Élysées à Paris. Les premiers Minets se rassemblent tous les jeudis après-midi au drugstore des Champs Élysées. Dès la fin des années 1950 au bar le Drugstore situé sur les Champs Élysées, mais le terme « Minet » n’apparaît qu’en 1965 dans l’espace public. Le terme Minets désigne des jeunes parisiens adeptes de l’élégance vestimentaire friands de nouveaux sons venant des États-Unis, à une période où la musique est en pleine transformation. Les minets adorent plus particulièrement la musique Pop anglaise ainsi que le Rhythm’n’Blues et la musique Soul Afro-Américaine. Les Minets sont très attentifs à leur look, ils arborent un style vestimentaire élégant qui doit beaucoup à l’influence de monsieur Maurice Renoma, fils du tailleur Simon Cressy. Dès l’âge de 15 ans, Maurice Renoma est passionné de mode, il confectionne ses propres vêtements en s’inspirant de la mode anglaise. Maurice Renoma va être un des premiers à fréquenter le rendez-vous au bar « Drugstore » dès 1959.
Durant les années 1960, la bande des Minets va s’étoffer et devenir le style en vogue pour une certaine jeunesse à Paris. Les Minets portent des vestes à la coupe cintrée, le must est d’arborer des vestes de marques Renoma ou Mayfair vendues dans les boutiques parisiennes cossues du 16e arrondissement. Leur style vestimentaire est clairement inspiré par la culture Britannique avec une préférence pour les gabardines de marque Old England, l’imperméable Burberry, et les pulls en shetland s’arrêtant au nombril, et même une casquette de Public School typiquement anglaise. Les Minets vont aussi adopter les meilleures maisons françaises héritière d’un précieux savoir-faire ancestral, plus spécialement avec les chaussures des maisons Carvil (fondée en 1952) et JM Weston (fondée en 1891). Musicalement, les Minets sont clairement influencés par la seconde génération de Mods (1964/1968), celle de la massification. De ce fait, l’influence est plus tournée vers la musique Pop que vers les racines musicales Afro-Américaines indissociables de la toute première génération de Mods (1958/1963). Les Minets écoutent principalement de la Pop anglaise et du Rhythm’n’Blues, de la musique Soul Afro-Américaine, ainsi que les radios pirates britanniques. Les Minets dévorent les pages des magazines musicaux comme « Melody Maker », « Salut les Copains », ou encore « Disco-Revue ». Ces jeunes gens sont donc fascinés et immergés dans la culture anglaise. C’est à travers de nombreux articles de presse que le phénomène des Minets va devenir connu par le grand public en France durant le milieu des années 1960. Cet ensemble d’éléments permet d’affirmer, même s’il existe des similitudes et des influences communes, que les Minets ne sont pas des Mods.
Tout d’abord, la grande différence se situe au niveau du corpus culturel qui est beaucoup plus étoffé chez les Mods du fait de leur historicité. Les Minets vont surtout être influencés par la seconde génération (1964/1968) de Mods en Angleterre, celle de la massification en nombre et de l’omniprésence dans le paysage médiatique. Le phénomène des Minets, tout en ayant un indéniable intérêt et qualité, ne constitue pas un véritable mouvement juvénile de masse identifiable par des signes de reconnaissance spécifiques et communs de la même façon que les Mods. Enfin, le phénomène Minets, tout en ayant une indéniable importance en France, ne va pas essaimer à travers le monde a contrario des Mods. Les Minets ne sont pas des Mods, mais ils s’inscrivent directement dans la lignée et la continuité de l’espace culturel mis en forme par les Mods. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai créé un nouvel arbre généalogique, présenté dans le livre « Style de Vie Modernist », concernant l’histoire des Mods.
Les Mods sont issus d’un mouvement anglais, comment sont-ils perçus en France ?
Les Mods sont effectivement issus d’un mouvement anglais. Pour le grand public en France, les Mods sont perçus comme un simple phénomène de mode importé d’Angleterre, et non comme une authentique culture. La presse française va largement participer à la diffusion de cette image très réductrice. Comme par exemple la constante association de l’Union Jack (le drapeau anglais) aux Mods, ce qui va largement participer de cette filiation réductrice dans l’inconscient collectif. En France, les Mods sont le plus souvent représentés par les « totems » habituels, comme la parka, les cocardes et les scooters. Mis en forme par la surexposition médiatique et l’exploitation commerciale, ces totems réduisent la richesse de l’authentique culture Mod à un vulgaire objet de consommation. Cette image des Mods très réductrice et minimaliste est malheureusement la plus relayée par les médias. La culture de l’élégance vestimentaire, propre à l’ethos des Mods, est particulièrement mal perçue et comprise dans notre pays. L’élégance des Mods est le plus souvent assimilée un marqueur social, ou pire politique. Même si cette méconnaissance des Mods est devenue criante, la France est particulièrement touchée par cette vision et perception très erronée. Lors de la préparation de notre dernière soirée à Paris, par exemple, il nous a fallu expliquer à certaines personnes que nous n’étions aucunement en train de préparer un quelconque meeting politique. Après avoir entendu la musique lors de l’installation des platines vinyles, ils seront tout étonnés… une situation inconnue et incongrue partout ailleurs. Paradoxalement, l’influence de la culture Mod est prégnante dans de nombreux domaines comme je te l’ai précisé. La vente d’innombrables vêtements floqués de cocardes, scooters et autres totems, en sont le meilleur exemple de nos jours.
Tu as fait partie de la bande des Mods de Gambetta ?
Oui effectivement, j’ai fait partie de la bande des Mods de Gambetta à partir du milieu des années 1980. Comme je te l’avais expliqué dans la première partie de notre entretien, je suis donc devenu Mod à Rome en Italie. J’ai continué cette passion lorsque je suis revenu à Paris. Durant les années 1980, les contingents de Mods sont en pleine croissance à Paris, tout comme à Rome et dans d’autres villes en Europe, sous l’effet du Mod Revival. Lors de mes premières sorties à Paris, j’avais à peine 15 ans, je me suis vite rendu compte de l’hostilité ambiante envers les Mods. Lors de premier passage aux puces de la porte de Clignancourt, ma dégaine de Mod n’était à l’évidence pas appréciée par tous. C’est après quelques pérégrinations dans la capitale, que je vais finalement rencontrer la bande des Mods de Gambetta qui était déjà en partie constituée depuis quelques temps. Au départ, ce n’est pas une bande exclusivement composée de Mods. C’est plutôt un agrégat de bandes de jeunes gens issus de tribus urbaines disparates. Je développe plus précisément cette partie spécifique de la création de la bande des Mods de Gambetta à Paris dans mon livre « Style de Vie Modernist ». C’est une rencontre fortuite avec le leader des Mods de Gambetta, Sid, qui me décidera à les rejoindre sur la place Gambetta dans le 20e arrondissement.
Cette bande avait la particularité de rassembler différents clubs de Mods sous la même bannière des Mods de Gambetta. Lorsque je suis arrivé, il y avait déjà des Mods provenant d’autres clubs comme moi. C’est d’ailleurs à cette époque que j’ai rencontré à Gambetta mon fidèle et cher ami Laurent Grux, avec qui j’ai fondé le club 75 M.N.S. Tout en faisant partie de la bande des Mods de Gambetta, Laurent Grux était également un des fondateurs, et membre actif, du club « City Gents Modernist Society ». Les City Gents produisaient un fanzine Mod appelé « Agent 00 Soul » qui diffusait des informations culturelles de haute qualité. De plus, ce club distribuait des K7 audio contenant des enregistrements de morceaux rares (le plus souvent encore inconnus à cette époque) tirés de leurs collections de vinyles. Ces K7 audio vont d’ailleurs avoir un rôle non négligeable pour l’éducation musicale de nombreux Mods en France. Tout en préservant les spécificités de chaque club, nous étions donc unis par un fort sentiment d’appartenance au même groupe, celui des Mods de Gambetta. La caractéristique des Mods de Gambetta est justement cette association, cette véritable fusion, entre différents clubs Mods. Le partage de la même passion pour les Mods, nos rendez-vous quotidiens dans un bar mitoyen de la place Gambetta empreint d’une forte camaraderie, et l’engageant charisme du leader Sid vont renforcer la cohésion du groupe. Ces rapports de réelle amitié et de profonde confiance vont d’ailleurs perdurer dans le temps au-delà des contingences stylistiques. En prenant de l’ampleur, à partir de la seconde moitié des années 1980, ce rendez-vous de la place Gambetta à Paris est vite devenu un lieu de passage privilégié pour de nombreux Mods en France. Le rendez-vous du samedi soir était devenu un véritable rituel, les Mods étaient regroupés sur la place Gambetta selon leurs clubs respectifs. La place Gambetta était aussi le lieu de rendez-vous avant les départs pour les voyages en scooters vers l’Angleterre, véritable « Terre promise » des Mods.
Vous alliez souvent en Angleterre ?
Oui, nous allions très régulièrement en Angleterre pour participer à la très active et puissante scène Mod anglaise. En parallèle de l’importante vague de la scène musicale du Mod Revival, portée en partie par le groupe The Jam, les Mods vont développer durant cette même période une nouvelle et importante scène. Durant cette période, la scène Mod va atteindre une qualité d’organisation, et une mise en forme, une représentativité, jamais connue auparavant. Cette scène va revendiquer avec force son appartenance aux Mods, les soirées sont clairement annoncées comme « Strictly Mod ». Lors de cette période, les Mods prennent la forme d’un véritable mouvement comme l’illustrent les grandes processions, les « National Mod Rallies » organisés sous une bannière commune. Il faut souligner que ce sentiment d’appartenance à un groupe était certes présent pour les générations précédentes de Mods, mais pas d’une manière aussi revendicative et exacerbée. Ces immenses rassemblements appelés « National Mod Rallies » illustrent parfaitement cette nouvelle organisation structurée et en ordre de marche des Mods. C’est effectivement à partir du début des années 1980 que les nombreux clubs de Mods (Scooters Clubs, Mod Societies, etc..) vont se fédérer pour organiser très régulièrement de grands rassemblements à des dates fixes correspondant aux traditionnels temps de vacances. Dès 1981, la fréquence de ces événements va s’accélérer avec l’organisation des soirées en semaine dans des clubs, puis les grands rassemblements le week-end, sans oublier les innombrables concerts d’une scène musicale très riche. Nos nombreux et réguliers voyages effectués en Angleterre nous plongeaient dans un monde à part. Un monde régit par des codes et des règles ignorées par les néophytes, c’était le monde des Mods.
Le rythme frénétique de ces rassemblements, le nombre important de Mods rassemblés, nous donnaient un sentiment de liberté et d’émulation. Le rythme des National Mod Rallies illustre parfaitement la maxime Mod du « Fast Way Of Living » (mode de vie rapide). En l’occurrence des moments de grande liberté vécue en groupe, des sorties nocturnes effrénées, décuplés par la prise d’amphétamines. Ces National Mod Rallies débutaient par une grande soirée dès le vendredi soir jusqu’à l’aube (un Allnighter) animés par les précieuses collections de disques vinyles rares des meilleurs Disc-Jockeys. Dès le samedi matin, tout le monde se retrouvait pour un « Lunchtime Disco » de 11H du matin à 15H, pour un déjeuner lors d’une nouvelle session musicale. Le plus souvent, il y avait aussi un petit marché informel de disques vinyles entre Mods et collectionneurs de pièces rares. Le samedi après-midi était consacré à la traditionnelle balade et aux compétitions de scooters. Au passage, il faut rappeler qu’en même temps que la scène exclusivement Mod, une importante scène dite « scooteriste », celle des Scooter Boys, est en plein essor.
Certains vont d’ailleurs choisir de quitter la scène Mod qu’il considérait trop rigide pour rejoindre celle des Scooter Boys. Lors de ces grands rassemblements en Angleterre la soirée du samedi soir était le véritable point culminant. Cette soirée du samedi soir est considérée comme un moment privilégié, c’est un véritable rituel pour nous. Le samedi soir venu, tout le monde se retrouvait tiré à quatre épingles endossant ses plus beaux vêtements pour la grande soirée qui durait jusqu’au petit matin. Enfermés entre Mods dans d’immenses complexes de danse, les fameux « Ballrooms » anglais, nous cultivions ardemment notre passion dansant frénétiquement durant de nombreuses heures en écoutant des sons incroyables. Pour conclure ce weekend interminable, une dernière session matinale largement arrosée de bière anglaise, permettait de se saluer en dansant une dernière fois.
https://www.youtube.com/watch?v=fcqkiRUmQOs
Nous rentrions tous totalement à bout de forces, exténués, tout en étant revivifié et complètement fortifié dans notre engagement de Mods. Nous prenions un véritable « shoot » de culture Mod qui irriguait la vitalité de la scène Mod en Angleterre ; celle-ci était telle que la plupart des Mods se retrouvaient dès la fin de semaine dans les nombreuses soirées organisées dans les clubs de Londres et d’autres villes au Royaume-Uni. Une petite parenthèse géographique pour rappeler l’importance et surtout la grande qualité des autres scènes Mod au sein du Royaume-Uni, plus particulièrement en Irlande ou en Écosse. Lorsque nous allions en Angleterre, il y avait un véritable rituel dédié à l’élégance vestimentaire. Certains d’entre nous, n’hésitaient pas à se changer deux fois durant les soirées dans une véritable débauche d’élégance extrême. Par exemple, nous arrivions en veste et pantalon sur-mesure aux couleurs dépareillées marron et beige, chemise col pin’collar et cravate club. Puis, plus tard, nous allions nous changer pour endosser une nouvelle tenue encore plus smart, c’est à dire un costume sur-mesure de couleur blanc crème pourvu d’un œillet. C’est cette ambiance si particulière qui va forger ma génération. C’est à cette époque que j’ai créé un nouveau club, « l’Extrême Élégance », parallèlement au 75 M.N.S. C’est avec ce club, qui était régit par cette radicalité vestimentaire, que j’ai activement participé durant le milieu des années 1990 à la riche et qualitative scène Mod en Espagne.
Les années 80 ont été troubles ?
Effectivement, comme je l’ai déjà souligné au début de notre entretien, l’atmosphère était trouble durant les années 1980, et notablement pour les Mods. Cet environnement constitue un élément important pour comprendre les Mods de cette période. Pour ma part, j’ai vécu ces années entre la France et l’Italie. J’ai donc pu constater in vivo cette situation trouble et l’hostilité envers les Mods à Rome. Même si elle ne va pas s’exprimer avec la même vigueur, l’animosité était récurrente entre les différentes tribus urbaines de la ville éternelle. Durant ces années 1980, Rome était encore secouée par « les années de plomb » et les batailles rangées entre les différentes factions politiques. Cette violence exacerbée se retrouve également dans les rapports entre les différentes bandes, dont justement les Mods. Les Mods de la ville de Rome s’affrontaient souvent contre les bandes de Paninari locales. Cette rivalité trouvait sa source dans un conflit de territoire, car les Mods de Rome se rassemblaient sur une place du centre historique de la ville de Rome, la Piazza Capranica, Place située à 300 mètres à peine du Panthéon antique lieu de rendez-vous de leurs ennemis Paninaris. Ces Paninaris sont similaires aux Casuals anglais (habillés à la dernière mode), avec une forte tendance politique radicale. Le terme « Paninar » provient du mot « Panino » qui désigne un casse-croûte en italien. De ce fait, le terme « Paninaro » désigne « celui qui mange un casse-croûte ». Bien entendu, le terme est utilisé d’une manière narquoise et moqueuse par les Mods de Milan. Cette rivalité légendaire et ce contexte particulier en Italie est justement relaté par le morceau « Who Killed Snoopy » des The Four By Art, groupe musical Mod de la ville de Milan.
Sorti en 1982 le morceau « Who Killed Snoopy » fait référence à « Snoopy » le personnage de dessin animé porté en emblème par les Paninaris. Ce morceau relate les très violents affrontements, dont un décès, entre les Mods et les Paninaris en 1981/82 à Milan. Durant ces années, de très nombreux affrontements vont émailler les grands rassemblements annuels des Mods italiens. Pareillement l’environnement était également hostile pour les Mods en France, et tout spécialement à Paris durant les années 1980. Paris était effectivement un lieu d’affrontements entre les nombreuses bandes urbaines. Pour les Mods, le passage dans certains quartiers était compliqué. Dans cette ambiance, le rendez-vous quotidien sur la place Gambetta était considéré comme un lieu sûr pour les Mods à Paris. Ils pouvaient, par exemple, aligner leurs scooters rutilants de chromes sur la place Gambetta sans crainte qu’ils soient endommagés. Les Mods de Gambetta était connus dans ce quartier populaire de Paris. Des alliances avec des bandes du quartier vont leur assurer une certaine quiétude, à la différence de nombreux autres quartiers parisien.
Le leader incontesté de la bande des Mods de Gambetta était Sid, surnommé « Le loup blanc » il était reconnu pour sa vaillance. Au début des années 1990 l’hostilité était grande envers les Mods : de très nombreuses sorties nocturnes dans d’autres quartiers de la capitale finissaient effectivement en batailles de rues. Au fil du temps, la violence va devenir omniprésente et oppressante. Ce sont d’ailleurs des troubles qui vont nous contraindre de mettre un terme aux soirées du Club Mod « La Ruche », malgré leurs succès. Nous avons créé le club « La Ruche » avec mon ami Emmanuel Jourgeaud aka Petit Blond. Les soirées se déroulaient dans une superbe discothèque construite dans les années 50 située sur un grand boulevard parisien. Après avoir fortement soudée et renforcée la cohésion et la résilience de notre bande de Mods de Gambetta, cette ambiance trouble explique, en partie, la lente disparition du rendez-vous régulier dans le 20e arrondissement à Paris.
Vos principaux ennemis à l’époque étaient les Skins, pourtant le sociologue Gildas Lescop écrit dans sa thèse que la culture des Skinheads est issue des Mods. Qu’en penses-tu ?
Effectivement, durant ces années 1980 et 1990, nos principaux ennemis dans le paysage urbain à Paris étaient les Skins. Plus exactement, nous avions à faire aux Boneheads. Le terme Bonehead permet de distinguer cette faction déviante et totalement en opposition à la culture des premiers Skinheads issus de la culture Mod.
Les Boneheads désignent des personnes ayant une allure vestimentaire imitant d’une manière très minimaliste celle des Skinheads. Le phénomène Boneheads va apparaître à la fin des années 1970 et le début des années 1980 par l’intermédiaire de l’entrisme politique au sein de la scène musicale des Skinheads. Une scène qui était en pleine renaissance dans les années 80 surtout par le bais de la musique dite Oi. Le terme « Oi ! » est la contraction de « Hey You » (Et toi !) terme provenant de l´argot anglais. Issue de la vague musicale Punk, la musique « Oi ! » est un style musical ultra viril symbolisant les valeurs prolétaires. C’est par le biais de cette musique que l’entrisme politique va agir et transformer les Skinheads. Désormais, pour le grand public, le terme Skinhead renvoie à une image très éloignée de leurs aspirations originelles. Le sociologue Gildas Lescop, que tu as justement interrogé, explique très clairement et justement cet entrisme politique, largement relayé par la presse à sensation, qui va finalement transformer la culture originale des Skinheads. A partir des années 1980, les Mods étaient donc souvent confrontés à cette nouvelle tendance dominante, comme à Paris. C’est un chapitre particulier que je développe tout particulièrement dans mon livre « Style de Vie Modernist » à travers des témoignages exclusifs et inédits permettant de mieux comprendre cette période le plus souvent victime d’une interprétation erronée ou révisionniste. La culture des Skinheads originaux est donc effectivement liée et indissociable de l’histoire du mouvement Mod. Les Skinheads vont apparaître au grand public en 1968, mais leur culture prend naissance bien avant au sein même du mouvement Mod.
Je pense que les Skinheads représentent sans aucun doute une des plus belles et fascinantes pages de l’histoire des tribus urbaines directement liées à l’histoire des Mods. C’est lors de la massification du mouvement Mod (1963/1968), largement favorisée par la surmédiatisation et la commercialisation, qu’une frange va refuser d’adopter la posture conventionnelle des nouveaux Mods. Ils préfèrent revendiquer leurs origines sociales de la classe ouvrière et adoptent un look plus adapté à leur attitude virile. L’organisation de la coupe du monde de football en Angleterre en 1966 va avoir un rôle important dans l’émergence de cette nouvelle frange comme l’illustre parfaitement une photo datée de 1966 montrant une bande de Mods portant des bretelles, chemises Button Down aux manches relevées, à la mode des Skinheads. Le football est le sport le plus populaire en Angleterre, c’est un sport identitaire, une véritable culture profondément inscrite dans l’âme Britannique qui va largement influencer les différentes tribus urbaines juvéniles comme celle des Skinheads. Une récente thèse précise que cette tendance Hard Mod émerge dès 1965 favorisée par l’ouverture d’un magasin de vêtement dénommé « Ivy Shop » dans la ville de Richmond, dans le Surrey, par le styliste John Simon. L’objectif de John Simons était d’introduire le look américain de l’Ivy League auprès des jeunes cadres britanniques. John Simmons va commencer par vendre ses propres créations, telles que des imperméables à col boutonné et à poches, mais avec l’arrivée du vendeur américain Jeff Flood, son magasin s’est rapidement rempli de chaussures Brogues, de pantalons et de chemises à col boutonné américains.
Les enfants des classes populaires des environs, sensibles à la mode, vont rapidement devenir des habitués de la boutique Ivy Shop. Avec leurs coupes de cheveux à la GI et leurs vêtements Ivy League. Différents témoignages vérifiés semblent indiquer que ce nouveau look, plus tard celui des skinheads, va être adopté et développé par certains Mods dès la seconde moitié des années 1960, comme justement lors de la coupe du monde de football en 1966. D’abord dénommé par le terme Hard Mods à partir de la seconde partie des années 1960, puis par différents et autres surnoms (comme les Peanuts, Peakies…) jusqu’à la fin des années 1960, cette frange va finalement aboutir à l’émergence de la culture Skinhead. C’est d’ailleurs également par le biais du football que les Skinheads vont faire une de leur premières apparitions en 1968 dans la presse grand public qui relate leur présence dans les tribunes du club de football de West Ham United. Le lien entre les Skinheads et cette culture des stades de football va perdurer, c’est d’ailleurs aussi par ce biais que l’entrisme politique va arriver. Il faut souligner que la culture des stades de football est aussi présente chez certains Mods, plus particulièrement dans les pays possédant une culture footballistique profondément ancrée dans la société, comme l’Angleterre ou l’Italie.
Le pays de Dante Alighieri est dans ce domaine un cas à part, de nombreux Mods sont tifosi (supporters) de leurs clubs locaux. Plus spécialement, certains Mods italiens sont présents en groupe dans les tribunes de leurs clubs locaux en brandissant des emblèmes des clubs Mods. Les Mods de la ville de Turin sont exemplaires dans ce domaine, depuis le début des années 1980 ils sont toujours présents avec leurs drapeaux dans les tribunes pour supporter le Torino F.C, mythique et plus populaire club de football à Turin. A contrario de l’autre club de la ville de Turin, le grand rival de la Juventus, beaucoup plus populaire au niveau mondial et plus suivi par la classe moyenne supérieure. Cet attachement au club du Torino F.C souligne les origines sociales issues de la classe laborieuse des Mods de la ville de Turin, et leur identité fortement ancrée dans l’histoire de la fière capitale du Piémont. En définitive, comme le souligne également le sociologue Gildas Lescop, le lien, l’accointance entre la culture des Skinheads et les Mods est donc largement établi. Je rajouterais que la culture des Skinheads, tout comme celle les Mods, est fondée sur le même refus de se soumettre au « diktat » de la mode imposé par le récit journalistique et l’exploitation commerciale.
En 2024, Les Mods ont des liens avec les Skinheads ?
Tout en étant deux scènes et deux cultures bien distinctes, de nos jours il existe effectivement des liens et une proximité entre certains Mods et Skinheads étant donné le fort lien culturel et historique dont nous avons parlé. Pour ma part, conscient du lien filial indissociable entre nos deux cultures, j’ai beaucoup de considération envers l’authentique culture des Skinheads originaux. Indéniablement, ils ont su préserver leur précieuse spécificité, malgré les amalgames désastreux répandus par la presse. J’apprécie particulièrement leur culture musicale, et leur culture vestimentaire dont la singularité va incontestablement enrichir les Mods. Musicalement, les Skinheads originaux vont explorer plus profondément les sons Jamaïcains, héritage musical légué par les Mods. Dès la première génération les Mods sont effectivement férus des sons venant de l’île de Jamaïque ; ce sont les Mods qui vont rendre populaire cette musique à travers le label Blue Beat. Créée en 1960 le label Blue Beat va distribuer des artistes Jamaïcains : le chanteur Laurel Aitken est le premier artiste produit.
Le succès de ce label sera tel que le mot Blue Beat va être utilisé pour désigner tous les styles de musiques venant de la Jamaïque durant les années1960, c’est-à-dire le Ska et puis le Rock Steady, avant l’arrivée du Reggae. Au niveau vestimentaire, nous avons beaucoup de points communs même s’il existe des différences. Les Mods et les Skinheads ont une même démarche de précision et d’obsession du détail dans l’élégance vestimentaire. La passion commune pour les costumes sur mesure confectionnés en tissus de type Tonik illustre parfaitement cette proximité des usages vestimentaires. Il faut également souligner que les Skinheads vont ajouter à cette culture de l’élégance vestimentaire une touche particulière, comme par exemple la multiplication des boutons recouverts sur les vestes, ou la passion inconditionnelle pour les chemises à carreaux en tissus Madras. Directement inspiré par les Mods, cette tradition des chemises à carreaux en tissus Madras va être portée à son apogée par les Skinheads. C’est plus particulièrement lors de certaines soirées que ces liens entre les Mods et les Skinheads sont mis en exergue à travers une passion commune pour la musique et la danse. Comme par exemple lors des soirées du Button Down Skinheads Club de Barcelone organisées par Xavi Dekker, qui propose des soirées d’un très haut niveau musical, culturel et vestimentaire.
De la même manière j’ai également participé aux fameuses soirées du Boss Sound Barcelona organisé par Dani Urbano, et dotée d’un authentique et surpuissant Sound System pourvu d’enceintes de plusieurs mètres de haut, dans la plus grande tradition des soirées Dance Hall Reggae Jamaïcaines. L’ambiance de ces soirées est vraiment très festive, et de nombreux Skinheads présents étaient d’une élégance à ferait pâlir de nombreux Mods. En plus, les nombreuses soirées Mods bénéficient de cette grande qualité musicale des Operator’s (Disc-Jockey) Skinheads qui distillent une grande variété et qualité musicales grâce à d’impressionnantes collections de vinyles originaux Jamaïcains. Lors de notre soirée « Paris Jamboree » ce mois de février 2024, c’est justement Manu Aggro du Paris Soul Stylists qui est venu nous régaler aux commandes des platines avec sa collection de vinyles Jamaïcains de très haute volée. Désormais, cette part musicale léguée par nos cousins les Skinheads est devenue indissociable de la culture musicale des Mods.
Peut-on affirmer que les Mods sont issus de la classe ouvrière, tout comme la culture des Skinheads ?
Cette question relative à l’origine sociale des Mods fait encore l’objet de nombreux questionnements et polémiques diverses entre spécialistes. La réponse à cette question est mitigée en raison des différentes strates de classes sociales qui vont constituer au fil du temps le mouvement Mod à travers des générations successives. Plus exactement, tout en étant effectivement composé par des jeunes gens issus de la classe ouvrière, le mouvement Mod va être aussi adopté par une jeunesse plus favorisée. En effet, les premiers Mods de la fin des années 1950, véritables précurseurs, ne sont pas tous exclusivement issus de la classe prolétaire comme on le pense souvent. C’est un peu plus tard, lors de la période de massification (1964/1969), que la jeunesse issue de la classe sociale ouvrière va majoritairement investir le mouvement Mod. A partir de cette période, le mouvement Mod n’est plus uniforme, différentes tendances, franges, vont apparaître.
Comme je le souligne régulièrement, une des grandes spécificités des Mods est la non uniformité. Plus exactement, après plus d’un demi-siècle d’existence les Mods ont pris des formes différentes, disparates, façonnées à travers des « chapelles », des tendances, distinctes (Hard Mods, Stylists, Mod late 6T’s ..) cultivant une posture choisie spécifiquement. Parmi ces différentes tendances existant au sein des Mods, c’est plus particulièrement la tendance dite « Hard Mods », dont nous avons parlé précédemment, qui va revendiquer une origine sociale issue de la classe ouvrière. Les Hard Mods vont effectivement adopter une allure vestimentaire et une posture plus viriliste inspirée des codes vestimentaires de la classe ouvrière. La posture des premiers Hard Mods est différente, ils veulent se démarquer de la masse des nouveaux Mods arrivés lors de la massification en refusant une élégance devenue trop raffinée imposée par plus proche le dictat commercial. Les Hard Mods sont en partie à l’origine des Skinheads comme nous l’avons vu. Ce sont surtout les Skinheads qui vont faire de cette culture issue de la classe ouvrière un véritable étendard.
Sources :
- Jason Jules & Graham Marsh « Black Ivy A Revolt in Style »
Éditions Real At Press, London, 2022 - Paul Anderson « Scorcha ! Skins, Suedes and style from the street »
Éditions Omnibus Press, London, 2021 - Ray Kinsella « Post-war Britain’s First Youth Subculture : The Bebop Scene in Soho, 1945–1950 »
Éditions University of the Arts, London, 2020 - Mary Quant « My Autobiography »
Éditions Headline, London, 2019 - Tony Beesley « Sawdust Caesars Original Mod Voices »
Éditions Day Like Tomorrow, Peterborough (U.K), 2014 - Max Horkheimer et Theodor W. Adorno « La dialectique de la Raison »
Éditions Gallimard, Paris, 2013 - Anderson Paul “Smiler”, « Mods The New Religion : The styles and the music of the 60’s Mods » Éditions Omnibus Press, London (U.K), 2013
- Jones LeRoi, « Le Peuple du Blues : La musique Noire dans l’Amérique blanche »
Éditions Gallimard, Paris, 2013 (traduction édition 1968) - Jeremy Reed « The King Of Carnaby Street »
Éditions Haus Publishing, London, 2010 - Paolo Hewitt « Mods une anthologie Speed, Vespa & Rhythm’n’Blues »
Éditions Rivage, Paris, 2011 - Dick Hedbige “Sous-culture, le sens du style”
Éditions La Découverte, Paris, 2008 - Savage Jon “Teenage the creation of Youth”
Éditions Chatto & Windows, London (U.K), 2007 - Sers Philippe “La révolution des avant-gardes"
Éditions Hazan, Paris, 2007 - Guy Debord “La société du spectacle”
Éditions Lebovici, Paris, 1989 - Bernard Droz et Anthony Rowley “Histoire générale du XXéme siècle”
Éditions Seuil, Paris, 1987 - Barnes Richards “The Mods !”
Éditions Plexus Publishing Limited, London (U.K), 1979 - Malson Lucien, "Histoire du Jazz et de la musique Afro-américaine"
Éditions Seuil, Paris, 2005 (collection 10/18, UGE 1976 - George Melly “Revolt Into Style
Éditions Oxford University Press, London (U.K), 1969
Références musicales :
- The Dave Bailey Quintet « Comin’ Home Baby Part 1 »
Epic Records (S70572) – 1963 - The New Gentlemen « Skins Stink »
Cameleon Records (CAM05) 2024 (réédition / édition originale 1980) - James Booker « Gonzo »
Peacock Records (5-1697) – 1960 - The Tymes « What Happened To Thames Beat »
Coutdown Records (Drew 1) – 1985 - The Boo Street Runner « Boo Street Runner »
Decca Records (11986) – 1964 - Marsha Gee « The Peanut Duck »
Joker Records (JK OO01) – 1980 - The Four By Art « Who Killed Snnopy »
Art Records – 1983 - The Secret Affair « Tme For Action »
I-Spy Records (SEE 1) – 1979 - Jackie Mittoo « Mission Imposible »
Coxsone Records (CS 7075) – 1968 - Clue J. And His Blues Blasters « Easy Snapping »
Blues Beat Records (BB 15) – 1961 - The Soul Agents « Get Ready It’s Rock Steady »
Coxsone Records (CS 7007) – 1967 - Otis Rush « It Takes Time »
Cobra Records (5027) - 1958