Peux-tu nous raconter ton parcours de musicien ?
J’ai appartenu à la scène musicale Parisienne qui a émergé avec le Punk dans le milieu des années 1970 et qui a évolué jusqu’au début des années 80. J’ai suivi le mouvement ultra rapide qu’a induit l’énergie du Punk et j’ai donc joué au sein de plusieurs groupes où j’ai été tour à tour bassiste, chanteur, puis guitariste/chanteur (STRIKE UP, LOOSE HEART, 1984, SUICIDE ROMEO). Tous ces groupes ont été en quelque sorte des "étoiles filantes" dans le sens qu’ils furent relativement éphémères comme beaucoup d’autres groupes de cette époque. Et c’est l’époque qui déterminait ça. On était à Paris et non pas à Londres ni à New York : peu de salles pour jouer, peu de labels, pas de managers, des maisons de disque archaïques… Contrairement à aujourd’hui, le rock demeurait très underground. Le rock ne passait pas à la radio sauf sur de rares émissions et sur la bande FM il n’y avait que Fip.
Dans cette culture punk, il était ultra ringard d’envisager de vivre au delà de 30 ans, c’est dire à quel point le « no futur » faisait partie de nos conceptions de l’existence. Un des ressorts de la culture punk était l’autodestruction et l’héroïne en a été l’un des meilleurs vecteurs.
Autrement dit, pour appliquer la méthode punk "détruire plutôt que guérir", il était plus facile de faire splitter un groupe que de le faire perdurer. À travers le split il y avait au moins une créativité retrouvée et réinvestie dans un nouveau groupe plutôt que de rester à attendre l’improbable concert ou l’impossible contrat. Même « Suicide Romeo » qui a eu la chance d’enregistrer un album dans d’excellentes conditions aux Bahamas avec Alex Sadkin le producteur de Bob Marley, a splitté dans ce contexte de relatif « no futur » totalement intégré dans nos mentalités.
(Pierre Goddard sur scène avec Suicide Roméo en 1980, au premier plan Daniel Brunetti ((Stinky toys et Suicide Roméo) - Droit Réservé)
Comment est né le projet GYP ?
Quand suicide Roméo s’est séparé j’ai commencé à travailler sur des morceaux qui auraient pû être la matière d’un deuxième album. Musicalement, j’avais envie de me libérer du carcan du groupe de rock et d’ouvrir l’expérience musicale vers plus de liberté. J’ai alors proposé à Yann le Ker (Modern Guy) et à Hervé Zenouda (Loose heart, Stinky Toys) de partir sur un nouveau projet dépouillé du concept de groupe. Je devais chanter sur les morceaux et Yann faire les claviers et ensemble nous devions faire les arrangements.
Peux-tu nous expliquer que signifie le nom GYP ?
Dans un précédent interview, Yann a dévoilé un des sens de GYP qui sont les initiales de Guillaume, Yann, Pierre.
Mais GYP a aussi une polysémie cachée. En effet, GYP est un mot anglo-américain à l’origine obscure (19 ème siècle) dérivé de « gypsy » et qui signifie en tant que nom : escroc, tricheur, escroquerie. Sous forme de verbe, c’est tricher, escroquer. Pour les ados américains, gyp est utilisé pour dire bizarre, fou, dingue.
Pour moi ce nom de « GYP » s’inscrit dans l’esprit punk qu’illustrait les paroles de CLASH : "Cheat, cheat or don’t go anywhere". Avec GYP, on retrouve nos racines punks sous-jacentes qui n’ont peut pas été totalement effacée avec le temps. J’adore toujours la formule magique de Patrick Eudeline : "Et l’outrage alors !".
https://www.youtube.com/watch?v=mCphM71VQ-8
Quelles étaient vos influences musicales au démarrage du projet ?
Hervé, Yann et moi nous avions beaucoup de goûts musicaux partagés, le Velvet, J. cale, Television, Talking heads, Captain Beefheart, Modern Lovers, Eno, Bowie, Cure, Krafwerk… Il était facile de se comprendre. Mais en 1980, Hervé me faisait aussi découvrir la musique contemporaine et l’Ircam, et de mon côté j’ai eu une passion pour les musiques orientales et la musique Baroque. Et Yann et moi nous étions en phase pour aussi nous extasier devant la prestation d’un Al Jarreau en concert… C’est un moment où nos horizons musicaux se sont élargis.
Comment s’est organisé le travail entre Yann et toi ?
Avant de répéter avec Yann et Hervé, j’avais fait des maquettes des morceaux sur un Revox 2 pistes (technologie de l’époque !) sur lesquelles on a pu aisément ajouter les parties clavier. On avait les bases pour répéter avec Hervé à la batterie, JF. Coen à la basse et P. Ferrin au sax, tous deux issus de Modern Guy.
On a eu la chance de pouvoir partir assez vite enregistrer au studio DB à Rennes où enregistrait aussi « Octobre » avec Frank Darcel. Nous avons enregistré les bases des morceaux sans les voix et nous avons attendu de pouvoir poursuivre l’enregistrement.
À cette époque, les réalisations musicales pouvaient être lentes et aléatoires, et là c’était bien le cas.
Yann est parti à Los Angeles faire une école de guitare et de mon côté j’avais envie d’aller faire une école de cinéma aux USA, ce qu’a d’ailleurs fait Guillaume Serp un peu plus tard. Finalement nous avons eu l’opportunité de reprendre l’enregistrement de l’album au cours de 2 sessions au studio Marcadet. Mais entre temps, j’avais perdu l’envie de chanter sur les morceaux et nous avons fait appel à Guillaume. Avec lui, nous avons eu l’idée d’écrire les textes sur le thème de différentes villes qui nous faisaient rêver. Comme à son habitude, Guillaume a écrit les textes très rapidement et cela a redonné une dynamique au projet.
Les textes que je devais chanter étaient plus étranges voire tourmentés. Ils pouvaient évoquer la guerre (on était en pleine Guerre Froide avec l’horizon de la Crise des Euromissiles) et des thèmes comme l’Éternel Retour de Nietzsche. Ils pouvaient avoir des références mythologiques grecques et orientales… Bref un univers assez particulier avec des textes qui se partageaient entre l’anglais et le Français. Avec les textes de Guillaume, nous avons retrouvé une spontanéité plus rock avec quelqu’un pour qui chanter en français était naturel.
À Marcadet nous avons refait les basses avec Philippe Le Mongne (Lizzy Mercier Descloux), les cuivres avec Philippe de Lacroix-Herpin (Marquis de Sade), les chœurs avec Claudia Philips, et d’autres musiciens ont fait des synthés et des percussions. Avec l’ensemble des musiciens nous avons pu travailler de la manière la plus harmonieuse, chacun apportant sa touche et sa couleur. Bref, on avait adopté une nouvelle façon de travailler et c’était notre souhait de départ qui se réalisait.
Il nous restait à faire le mixage, mais sans aucun budget…
(Pierre Goddard aux USA devant sa voiture en 1985 - Droit Réservé)
Comment as-tu vécu le fait que l’album ne sorte pas en 1984 ?
Nous avions pris l’habitude d’attendre, mais dans ce cas, en 1984, nous n’avons pas vraiment attendu car chacun d’entre nous était dans une nouvelle dynamique. Yann et Guillaume étaient à Los Angeles. J’y suis parti à mon tour, puis à San Francisco pour voir le comment d’une école de cinéma. Puis, un an après, je suis revenu à Paris pour commencer des études d’archéologie et d’ethnologie. En fait, en ce milieu des années 80, la plupart de ceux qui avaient participé à ces scènes parisienne, lyonnaise et rennaise étaient dans des remises en question équivalentes. Pour la plupart d’entre nous la musique allait passer en second plan voire disparaître de nos existences.
C’était vital pour ne pas sombrer dans l’inertie, la dépression ou l’héroïne, la grande reine des nuits parisiennes des 70’s et 80’s. J’ai décidé de ne plus jouer car de toute façon, je n’en avais plus le temps. La vie m’emmenait vers d’autres rivages.
L’album demeurait non mixé sous la forme d’une bien heureuse cassette à laquelle on rendait un culte en l’écoutant ensemble régulièrement et qui restituait la dernière mise à plat effectuée avec l’ingénieur du son de Marcadet. Puis la cassette à force d’être écoutée s’est dégradée et en partie effacée. C’était devenu une minable pièce de musée.
Et 30 ans ont passé, et en 2014 mon frère (le batteur de Suicide Romeo) m’appelle pour me dire qu’il a retrouvé chez lui une seconde cassette au son demeuré intact. La cassette avait ressuscité ! Le culte pouvait reprendre…
C’est alors sous l’impulsion de Jean-François Coen (bassiste de Modern Guy) que la dynamique endormie la depuis 3 décennies s’est réveillée. L’idée de graver ce témoignage d’une époque nous a paru évidente et tout s’est mis en place grâce à Michel Plassier, grand ami de Guillaume. La qualité du son de la cassette offrait la possibilité de graver un vinyle.
Ph. Ferrin (ex Modern Guy Ndlr ) a réalisé le design et Jean-Eric Perrin nous a fourni son témoignage sur la pochette.
Jean-Eric Perrin avait depuis longtemps le projet d’organiser un festival « Frenchy but Chic » en référence à cette scène des 80’s et la sortie de l’album lui a fourni l’opportunité de commencer ce cycle de festivals le 1er novembre prochain.
Quel est ton état d’esprit alors que le disque va enfin sortir ?
C’est une immense surprise car c’était totalement inespéré.
Jean-Eric Perrin m’a fait découvrir qu’il y a aujourd’hui un vrai regain d’intérêt voire de nostalgie pour ces années et cette scène. Si cet album peut constituer un témoignage sonore pour aider à comprendre ce que cela a été, c’est formidable.
Tu vas remonter sur scène le 1er Novembre, comment le sens tu ?
Au début cela m’a semblé impossible, puis je me suis laissé convaincre par des arguments convaincants. Il faut dire que Yann « the big chief » a de très bons avocats…
Heureusement, il y quelques années au Maroc où j’habitais, je m’étais remis à composer des morceaux ce qui avait interrompu un long divorce avec Dame guitare. Maintenant, c’est Sir Yann le chef d’orchestre. Le groupe qu’il a créé pour ce concert autour de nous deux réunit des anciens acteurs de cette scène, Aram, pianiste d’Edith Nylon, Jean-Louis bassiste de Suicide Romeo et des témoins, Thierry Lafayette au chant et Jean-Paul à la batterie et Stéphanie notre punkette de choriste. Jouer ensemble est un vrai bonheur.
Y aura-t-il une suite ?
Nous allons vivre cela dans le présent. Rien n’est prévu mais tout reste imprévisible comme l’étaient il y a peu cette sortie d’album et ce concert.
(Pierre Goddard en 1988 - Droit réservé)
Au regard de cette histoire quel est ton sentiment ?
Dès le début cet album a été envisagé puis réalisé dans un esprit d’échange musical et cela c’est l’essentiel. Sa sortie se fait aujourd’hui dans un contexte d’amitié avec Michel Plassier et les différents acteurs de sa réalisation et cela aussi c’est essentiel. C’est aussi une forme d’hommage à la mémoire de Guillaume qui n’est plus parmi nous.
Le mot de la fin ?
J’ai longtemps cru que cet album était maudit. Mais finalement peut être n’était-il qu’endormi comme la Belle au Bois Dormant.
Je dirais simplement : méfions-nous de l’eau qui dort. Et je pourrais ajouter que finalement aucun obstacle n’est insurmontable.
Et enfin, mille mercis à tous ceux qui ont participé à la restitution de cet objet archéologique rock n’rollien. La cassette s’est métamorphosée en vinyle et cela relève d’une authentique magie…
Sur scène avec GYP dans le cadre de la première soirée « Frenchy But Chic » le 1 er Novembre au petit Bain
Sortie de l’album « S’il fait jour encore… » le 10 Novembre