Comment la musique est rentrée dans votre vie ?
Mes plus anciens souvenirs sont des souvenirs musicaux. Sur une des premières photos de moi, on me voit assis au piano demi-queue de ma marraine à Vichy, où quand je vois mes doigts, je me dis que j’avais une meilleure technique que maintenant. Ca a donc fait partie de ma vie depuis le début, mais pas en tant qu’apprenti, puisque, mis à part les cours de musique à l’école qui étaient trop chiches, je n’ai pas eu vraiment de formation musicale, juste un peu de flûte traversière ; mais le prix de l’instrument avait fait reculer mes parents, j’ai arrêté avant que d’avoir vraiment commencé. Mais ma mère était mélomane, et j’ai grandi dans une maison où la musique était très présente, musique classique mais aussi chanson française de qualité avec Nougaro, Michel Legrand, et surtout, beaucoup de jazz. J’avais aussi un frère aîné qui était fan des Beatles et des Kinks…. Même si j’étais un peu jeune pour faire partie de cette vague qui a déferlé dans les années 1960, j’ai en reçu des gouttes. J’ai toujours baigné dans la musique.
Vous venez de Haute Normandie, une région qui a été très marquée par le rock pur et dur avec les Dogs à Rouen ou Little Bob Story au Havre. Cela ne vous a pas marqué ?
Ça dépend. Je connaissais un peu - un tout petit peu - Dominique Laboubée et Hugues de Portzamparc, le bassiste, parce que nous étions contemporains et étions passés par le même lycée. J’avais adoré le premier single des Dogs, « Charlie Was A Good Boy », un classique absolu. Cette scène de la Seine Maritime doit être étendue de Rouen au Havre - Bob était un héros pour nous, que j’ai été voir en concert. Et si cette scène a existé, c’est aussi parce que nous avions deux des meilleurs magasins de disques en France : le « Mélodie Massacre » de Lionel Herrmani à Rouen et le « Crazy Little Thing » de Philippe Garnier au Havre. On avait accès à tout ce qui se faisait de mieux ou au moins de plus pointu en musique. J’ai découvert comme ça le pub rock, Ducks Deluxe, mais aussi les New York Dolls, ce genre de choses, même si cela n’a pas eu une grande influence sur ce que je fais moi-même (rires). Et c’était du rock’n roll, pas du rock, ce qui est très différent.
Vous avez été professeur avant de partir pour Bruxelles.
Un très bref interlude dans ma vie. J’ai fait Normal Sup philo. J’étais sur l’autoroute de l’Éducation Nationale. J’en suis sorti très vite. Je suis ravi d’avoir pu bénéficier de cette éducation, même si j’en suis parti au bout de quatre ans pour me retrouver à Bruxelles avec les gens des Disques du Crépuscule.
Comment s’est passée la rencontre ?
Sur un coup de bol ! Michel Duval, le responsable de ce label avait entendu une cassette que j’avais enregistrée et laissée chez mon ami Michka Assayas. A l’époque, Michel Duval travaillait avec Olivier Assayas, le frère de Michka, sur un clip de Winston Tong de Tuxedomoon. La scène était tellement petite que tout le monde se connaissait. A Paris, la scène new wave, c’était moins de 100 personnes qu’on croisait et recroisait dans toutes les soirées - et aux Bains-Douches.
Vous commencez quand à faire de la musique ?
A composer ? En 1983, juste avant que je ne parte à Bruxelles. Je venais de déménager. Je partageais un appartement avec quelques copains de Normal Sup’ dans le 17e, et j’avais pour voisin Jean-François Champollion qui cohabitait avec un groupe de copines à moi. Je deviens très copain avec Jean-François, avec un amour commun des Kinks et du rock garage. Cette rencontre m’a décidée à me mettre à la musique. J’ai commencé par acquérir une basse Fender Precision, la même que celle de Brian Wilson sur les photos des Beach Boys, parce que c’est très important d’avoir le bon look (rires). J’ai tout de suite compris que, plus que jouer, ce que je désirais plus que tout, c’était transcrire la musique que j’avais dans ma tête. J’ai eu ensuite une vilaine guitare acoustique Yamaha pour apprendre mes premiers accords, et je me suis lancé. Tout ça s’est passé en quelques mois, en 1983. J’ai enregistré mes premières chansons avec Jean-François dans un frigorifique de la ferme de mes parents, avec écho naturel digne des studios Capitol (rires). J’ai ensuite fait écouter ça à Michka qui était déjà, et est resté, un ami extrêmement proche. Michel Duval a donc écouté la cassette et l’a ramenée chez lui. Son épouse lui a dit « signe ça ». Il s’est donc passé trois mois entre le moment où j’ai pris une guitare pour la première fois et le moment où je me suis retrouvé en studio à Daylight avec Andy Paley pour enregistrer mon premier EP. C’est un concours de circonstances, mais c’est aussi très significatif de ce qui se passait à l’époque. Tout allait très vite. Il y avait une très grande effervescence : plus de labels, plus de signatures, plus de risques puisque les labels étaient vraiment indépendants.
Quelles étaient vos influences en dehors de celles que vous m’avez citées ?
J’ai des influences anglaises et françaises, même si les françaises sont plus cachées, même si mon premier 45t pour él Records était une reprise de Claude Nougaro ("La Pluie fait des claquettes’). Je venais de Normandie, et c’était naturel pour moi, comme pour Dominique Laboubée, Little Bob et tous mes amis d’alors, de regarder de l’autre côté de la Manche. On allait prendre le ferry pour aller voir des groupes à Portsmouth. Pour mes influences, on doit rajouter les Zombies. Je devais être l’un des très rares propriétaires de « Odessey and Oracle », pressage américain, à l’époque. Ce disque m’avait coûté une fortune : 150 francs… J’avais suivi de près la scène new wave de l’époque (The Jam en particulier) ; mais j’aimais surtout des groupes plus en marge comme Monochrome Set, ou The Passage, un groupe de musique électronique de Manchester qui a fait quelques disques inouïs au tout début des années 1980. Le Elvis Costello des débuts, aussi. J’aimais surtout tout ce qui ressemblait à de la pop. Mais mon influence principale demeurait Brian Wilson. Ce qui est incroyable est que j’aie fait mon premier EP, "Tribute", avec Andy Paley qui a travaillé avec Brian Wilson, mais tout ça, c’est le hasard.
En 1983 quand vous arrivez à Bruxelles, vous arrivez dans une ville qui était, et qui est toujours le carrefour européen de la culture, vous travaillez avec les Disques du Crépuscule qui était la filiale européenne de Factory Records.
Je ne suis pas sûr que Michel et Benoît (Hennebert) soient d’accord avec ça ! Il y a deux labels distincts : Factory Benelux, lié au label de Manchester, et Crépuscule, qui est totalement indépendant, avec des artistes français comme Isabelle Antena et Mikado, que j’adorais tous deux, mais aussi des choses plus étranges, plus exotiques. Trois labels étaient alors les locomotives de la scène indépendante à Bruxelles : Factory Benelux, les Disques du Crépuscule et Crammed Disc. C’était une scène vive et incestueuse, mais passionnante !
Pourquoi incestueuse ?
Parce que tout le monde travaillait avec tout le monde. Et sortait avec tout le monde. Comme une variante new wave des hippies (rires). Tuxedo Moon occupait le centre de cette scène, mais il y avait aussi Anna Domino qui sortait des disques incroyables mais malheureusement un peu oubliés. Je ne comprendrai jamais pourquoi Anna n’est pas devenue une star. Elle avait tout pour ça.
Et là vous partez à Londres pour rejoindre él Records, un label mythique. N’était-ce pas obligatoire de passer à Bruxelles pour aller à Londres ?
Je ne l’envisageais pas comme ça, mais vous avez probablement raison en ce sens que Michel Duval avait créé une société avec Geoff Travis de Rough Trade et Ian McNay de Cherry Red Records. L’idée était de créer un super-label indépendant qui serait soutenu par une major, en l’occurrence Warner. Ce super-label était Blanco Y Negro, dont Mike Alway de él Records était le directeur artistique, qui a commencé par sortir des albums de Vic Godard & The Subway Sect et Everything But The Girl. Mike m’a proposé de le rejoindre sur Blanco Y Negro, pas sur él, qui n’existait pas encore. Mike avait mis beaucoup d’argent dans les albums de Vic Godard et d’un groupe grec nommé Fantastic Something, qui ont été des échecs commerciaux, et malgré le succès de Everything But The Girl avec « Eden », il a été démis de ses fonctions. Il est revenu chez Cherry Red où on lui a confié le sons de monter un label à son image : c’était él. J’ai été très impliqué d’emblée. Les premiers artistes à être signés étaient les Shock-Headed Peters, Bid et le Monochrome Set, Momus, The King of Luxembourg et moi. C’est là que les choses ont vraiment commencé pour moi. Je suis arrivé à Londres le 27 décembre 1986, pour donner un coup de main à Simon Turner sur le premier album de The King Of Luxemburg, et je n’en suis jamais reparti.
L’image de él est énorme aujourd’hui. Pour beaucoup c’est l’exemple à suivre alors qu’à vous écouter c’était très … artisanal !
On avait trois bouts de ficelles pour tout faire ! La réputation du label est presque totalement posthume. A l’époque, le seul vrai succès que nous ayons connu, c’était au Japon, avec la scène de Shibuya - Flipper’s Guitar, Cornelius, Pizzicato Five. Cela nous a permis de tourner là-bas en 1987. Mais ailleurs, les ventes étaient minimes, alors que nous avions une grosse couverture médiatique dans la presse anglaise. J’ai eu, par exemple, deux « singles of the week » dans le NME et le Melody Maker, ce qui n’était pas rien à l’époque. Cela aurait dû nous lancer, mais un seul de nos disques est entré dans les charts indépendants : I Bloodbrother Be, des Shock-Headed Peters…notre tout premier disque. Oui, l’influence du label a été vraiment énorme, mais après coup. Nous étions à contre-courant. On faisait de la musique en technicolor à une époque où tout le monde était en noir et blanc et faisait la tronche sur les pochettes de disques. Nous étions à l’opposé de ce mouvement. On essayait d’offrir du rêve dans un projet collectif. Le contresens était total. On nous reprochait d’être des enfants de bourgeois qui s’amusaient après l’université d’Oxford, avant de reprendre l’entreprise familiale. Nous étions à l’opposé de ça : on n’avait pas un rond, on faisait nos disques avec des budgets de misère. Ceci explique que je sois sur quasiment tous les disques sortis par le label entre 1987 et 1989, comme arrangeur, comme musicien, choriste, guitariste, producteur ou artiste ! C’était un tout petit monde. Mike était le boss et pour la musique, él, c’était notre producteur Richard Preston, le pianiste Dean Brodrick, Simon Turner et moi.
él a comme influence à l’époque Brian Wilson et Arthur Lee (Love Ndlr), alors que toute l’Angleterre vivait sous l’influence des Smiths et de la scène de Manchester qui n’était pas très… colorée ?
Nous étions les Londoniens, les Sudistes, les bourgeois, les décadents … On était à la recherche de gaieté, de beauté, d’extravagance, ce qui n’empêche pas que beaucoup de ces disques étaient très émouvants. Nous n’étions pas dans la représentation de la colère comme les autres. Nous étions les groupes remède à la scène du nord, nous étions l’antithèse de cette scène de Manchester.
Justement, n’étiez-vous pas une représentation de l’Angleterre : celle qui est extravagante, qui dansait sous les bombes et qui est joyeuse, alors que au Nord c’étaient des groupes qui pleuraient du chômage ?
Bien sûr, mais ce qui est drôle, c’est que tous ces groupes qui pleuraient sur le chômage sont devenus millionnaires au bout de deux ans alors que nous étions dans le paupérisme absolu (rires). Le public ne s’en est aperçu qu’après coup, parce que la vie du label a été très courte, de 1986 à 1989. On a fait quatre saisons. La fin a commencé quand Mike s’en est allé, au pire moment pour moi, parce que j’étais en studio en train d’enregistrer mon troisième album « Yuri Gagarin » et quand le disque est sorti, Mike avait déjà quitté le label. C’était en 1989.
A l’époque vous êtes dans un label très anglais. C’était impossible de rentrer en France où il n’y avait rien de comparable ?
Le paradoxe est que la France nous a ignorés alors que c’est l’époque où les Inrocks apparaissent et deviennent ce qu’on appellerait aujourd’hui des ’influenceurs. Le problème est qu’ils ne nous ont pas du tout soutenus. Je ne me souviens pas avoir vu passer une seule chronique d’un disque él. Nous étions pourtant contemporains ; mais ils n’ont jamais parlé de nous. Ils ont toujours eu un côté suiviste. Comme nous étions décriés par la partie pro-nordiste de la presse anglaise, nous étions invisibles pour eux. Invisibles, ou incompréhensibles, sauf pour Christophe Conte, le seul qui ait tout pigé d’emblée. Autre contresens : on nous prenait pour des rigolos parce que nous ne nous prenions pas vraiment au sérieux. Or les Inrocks avaient ce côté assez calviniste, « Cahiers du cinéma » époque Truffaut-Rohmer, quand ça ne rigolait pas tous les jours au ciné. Nous, nous n’étions sérieux que dans notre musique : nous étions très méticuleux dans ce que nous faisions, à notre façon, et sans un radis.
Mais quand Manchester est devenu Madchester et que la fête, avec les Raves, a démarré on peut penser que le succès allait enfin venir ?
Il était trop tard : le label est mort en 1989. Le dernier « vrai » disque du label est mon album « Yuri Gagarin ». On s’est retrouvé au point mort. J’ai eu une proposition de Rosebud, en France, qui n’a finalement débouché sur rien. Ce sont mes amis japonais qui m’ont sauvé, ceux qui avaient adoré él. Il faut dire que nous étions avant-gardistes à certains points de vue : on se revendiquait d’Esquivel, d’Arthur Lyman et de Burt Bacharach bien avant la déferlante « Easy Listening ». Et cela touchait profondément la scène pop japonaise qui est la plus fine, la plus cultivée de toutes. Eux m’ont permis de faire la jonction entre él et une période plus « adulte ».
Justement, vous avez un pied dans le passé, le regard vers le futur, pour avoir le corps dans le présent. N’est-ce pas l’attitude des Mods ?
Maintenant que vous le dites, oui. Ce n’est pas un hasard si deux membres de mon groupe actuel sont des Mods authentiques.
Vous avez un énorme respect du passé mais vous avez le regard vers l’avenir ?
Je ne pense pas comme ça, honnêtement, parce que je suis tout le temps dans l’action. J’ai trouvé mon champ à cultiver, qui, avant, était en friche. Je suis un musicien français dont l’appartenance à la pop anglo-saxonne est totale : je suis en symbiose avec elle. Je suis totalement bilingue en musique, c’est peut-être ce qui me distingue le plus des autres artistes pop français, même si mes influences françaises sont toujours là. Nous avons récemment donné un concert à Londres, dans lequel nous avions mis une reprise de Polnareff : je revendique cet héritage. Mon but est de trouver cette symbiose de bilinguisme musical, entre la France et l’Angleterre, ce qui, pour moi, passe par l’harmonie, en utilisant un dispositif harmonique que l’on n’entend pas ailleurs, et qui doit beaucoup à la musique française du 20e siècle, Ravel et Poulenc en particulier. Pour moi, c’est ça le futur, c’est le mien en tout cas. Quand on enregistre, on prend des risques que presque personne d’autre ne prend dans le monde de la pop traditionnelle - sur le plan de l’harmonie, j’entends.
En France vous êtes un peu considéré comme le plus anglais des Français, pourtant vous avez encore des influences françaises ?
On dit ça à cause du foot, mais si vous demandez à mes amis anglais, ils vous diront qu’il n’y a pas plus français que moi (rires).
Mais votre musique à une élégance très londonienne.
J’aime ce mot élégance (rires). Disons que pour moi, l’élégance londonienne serait un certain dépouillement dans la luxuriance, une certaine pudeur, même si à l’arrivée, la seule chose compte, c’est l’émotion. C’est ma culture naturelle maintenant. Quand j’ai écouté les Beach boys, je n’y ai jamais vu un groupe de surf, Californie et tout ça… J’y ai vu les harmonies : j’étais chez moi, c’était mon pays, ma maison … Pareil pour les Zombies avec « Odessey and Oracle », c’était chez moi aussi.
Vous devez aussi adorer Arthur Lee et Love ?
Complètement, « Forever Changes » fait partie des disques capitaux pour moi. C’est un des groupes préférés de Sean O’Hagan (Ex chanteur de Microdisney, leader des High Llamas, ndlr) qui est un ami très proche. C’est une internationale pop qui existe. Il y a beaucoup de groupes dans le monde comme les Suédois de Eggstone qui sont de la même famille, il y a aussi des groupes au Venezuela, aux USA et dans toute l’Europe. Il y a une vraie famille.
Avec él vous êtes l’un des grands fondateurs de cette scène pop, qui est à l’antithèse de toute cette scène assez « grise » ?
On est ceux qui ont donné une identité moderne à une musique qui était passée de mode ; on l’a emmenée chez le tailleur pour lui tailler un joli costume que beaucoup ont voulu essayer. On n’est pas les inventeurs de la pop, mais on est les inventeurs d’une de ses transformations. On n’est pas les seuls, évidemment. Ou les meilleurs. Prefab Sprout, au niveau de l’écriture, de l’harmonie et de l’émotion, est presque parfait. Curieusement, beaucoup disaient alors que cette musique n’avait pas d’émotion : c’est totalement faux, ce sont des lames de fond que nous apportons et qui sont beaucoup plus émouvantes que les glapissements misérabilistes de certains.
Pourquoi cette scène n’a pas marché ?
Il y a eu quelques exceptions, notamment en Suède, mais ce n’était pas l’esprit du temps. Ensuite cette scène a été victime, comme beaucoup d’autres, des gros problèmes de distribution du disque de la fin des années 80 et du début des années 90. Cette musique avait besoin de pouvoir être diffusée partout dans les circuits parallèles ; or, du jour au lendemain, au Royaume-Uni, cette scène a perdu son distributeur : Pinnacle. En l’espace d’un an, son second distributeur a disparu lui aussi. Les labels indépendants ne pouvaient plus distribuer leurs disques, et ce qui s’est passé en Angleterre s’est répété un peu partout ailleurs : les circuits de distribution se sont racornis pour arriver à une sorte de marché unique. Internet a permis à cette scène de revenir un peu avec Myspace, mais cela s’est encore effondré. Quand vous ne pouvez pas monter sur scène aujourd’hui, que pouvez-vous espérer ? On vous pardonne vos erreurs mais jamais d’avoir eu raison (rires).
Vous êtes amer ?
Non. Les gens peuvent avoir un regard nostalgique sur cette scène en disant : « que c’était bien », mais nous, nous sommes toujours là ! On continue à faire des disques et des concerts. Il y a des petits nouveaux qui arrivent … Ailleurs, c’est vrai, on est dans le recyclage. L’industrie de la musique est devenue une industrie de recyclage. C’est consternant. Si, en plus, vous ajoutez que nous n’avons pas eu le soutien médiatique, notamment en radio, qu’il nous fallait, c’est facile de comprendre pourquoi cela n’a pas marché. D’ailleurs les « grands » labels ne se sont jamais intéressés à ce type de musique …
Parce qu’elle est trop cultivée pour le grand public ?
Parce qu’ils pensent qu’elle n’aura qu’un attrait limité pour un public limité. C’est un problème de perception, de soutien… Quand vous vous présentez avec une certaine légèreté, les gens ne vous prennent pas au sérieux. Pourtant il y a un côté grave dans ce que je fais, dans ce que font beaucoup de mes amis, dans ce que fait Bertrand (Burgalat Ndlr) …. Les gens ne vont pas vouloir voir cette émotion, cette gravité …
Justement en France vous avez un allié avec Bertrand Burgalat, avec qui vous allez travailler ?
C’est plus qu’un ami pour moi : c’est un frère.
A la fin de él, vous allez faire des disques, notamment un avec Jonathan Coe pour Tricatel, avec l’impression de papillonner en restant dans cette tribu ?
Je ne sais pas si j’ai papillonné mais je me suis retrouvé un peu, et excusez la comparaison, dans la situation de Orson Welles en 1948 quand il a fini Othello. Je cite Orson Welles pour en énerver certains qui me verront comme un grand prétentieux (rires), mais aussi parce que, pour nous à él, c’était un modèle. Notre attitude vis-à-vis de l’art, c’était Welles. J’ai passé mon temps à chercher de l’argent pour faire des disques comme lui passait son temps à chercher de l’argent pour faire des films. J’ai fait pas mal d’arrangements, quelques productions pour trouver de l’argent et des partenaires. J’ai eu un contrat avec Wagram mais le sous-label sur lequel j’étais, WMD, a mis la clé sous la porte alors que j’étais dans le top 30 des rotations sur les radios françaises (« L’Hiver te va bien »). Résultat : le disque était introuvable. J’ai eu un numéro 1 en 1996 sur les colleges radios américaines (« She Means Everything To Me »), qui ouvrait le disque gratuit du CMJ à New York. J’ai été jouer là-bas. Wynona Ryder était au premier rang. Formidable - sauf que là encore, le label a fait faillite. Une compilation d’artistes complètement imaginaires que Mike Alway, Richard Preston et moi avions imaginée et produite, « Songs For The Jet Set », a eu pas mal de succès aux USA. La fille qui s’occupait du label US a disparu de la circulation, nous n’avons jamais touché un cent. C’est mon côté Orson Welles : j’ai passé mon temps à papillonner pour chercher de l’argent en passant d’un partenaire à un autre. Par exemple, j’ai été signé chez XIIIBis pour trois albums qui ont été ignorés par les médias français. C’étaient trois de mes meilleurs disques (« Azure », « Nusch », « My Favourite Part Of You »). Seul Nick Kent en a parlé dans Libération.
Qui n’est pas très français ?
Oui, c’est vrai (rires) mais il avait tout compris de mon univers. Il sait écouter et entendre, mais ça ne fait pas vendre de disques, ça ne fait pas construire une tournée et une vie… J’ai été ignoré par les radios, la presse et les institutions françaises. Pourtant, j’ai essayé. Je suis allé au Midem à Cannes et j’ai parlé à quelqu’un de la Sacem de ma situation : Français habitant à Londres, chantant parfois en français, peinant à trouver des débouchés. Je lui ai demandé si la Sacem pouvait m’aider. Il m’a fait comprendre qu’il préférait financer les tournées de Niagara ou de Johnny Hallyday en Russie, comme ils avaient fait à l’époque, que m’aider. J’ai vite compris que mon pays n’était pas le mien… à ce niveau-là !
Aujourd’hui il y a de plus en plus d’artistes qui vous respectent comme Popincourt, Olivier Rocabois ou French Boutik. Vous avez créé votre public en France, vous n’êtes plus un inconnu ici.
Bien sûr, mais ce dont je parle c’est d’une époque très précise au milieu des années 90, où j’avais produit des choses qui me semblaient bien et qui n’avaient aucun écho. Il y a eu des gens qui ont écouté mes disques à cette époque, et ça m’a fait très plaisir. J’ai fait un concert, un peu improvisé, il y a peu à Paris avec les amis de « Life Is A Minestrone » et j’ai bien vu que j’avais un public qui s’était agrandi au cours des dernières années. Mes chansons, mes albums ont une certaine … longévité. Mais je suis aussi revenu avec The Night Mail (le groupe qui l’accompagne actuellement Ndlr) il y a peu avec un nouvel album, "Thunderclouds’, sur le label de Hambourg Tapete.
Qui a été bien reçu !
Le disque a été chroniqué et diffusé partout : USA, Angleterre, Allemagne et même en France , ce qui est nouveau pour moi. On prépare deux concerts importants pour la France cette année, si la Covid nous laisse tranquille. Les gens à qui j’ai parlé à mon concert de Paris sont là pour les bonnes raisons. Je me suis découvert un vrai public concerné en France.
Votre message est passé ?
Oui, pas auprès de beaucoup de monde, mais je n’ai pas perdu espoir (rires). Il y a eu un moment où je n’en pouvais plus. J’avais l’impression de prêcher dans le désert. A un moment, je désespérais, je n’avais plus les moyens de mes ambitions surtout que je ne fais pas du Lo-Fi… je suis plutôt l’inverse. Mes disques coûtent assez cher, même si je les fais vite. Je paye mes musiciens, le studio … Mais le comeback est plutôt réussi, et cela me donne de l’espoir. On a déjà des plans pour enregistrer un nouvel album avec The Night Mail au printemps prochain. Le fait que Richard Robert nous ait invités à jouer à l’Opéra Underground de Lyon a été très important pour nous : c’est une reconnaissance de la part de quelqu’un qui a une vraie aura dans ce milieu.
Je voudrais que l’on évoque quelques personnes importantes dans votre parcours. On va commencer par Jonathan Coe.
Jonathan avait pris contact avec moi juste avant qu’il ne publie son roman The Rotter’s Club. Il voulait publier dans ce roman un couplet de ma chanson « Yuri Gagarin ». Il est passé par un journaliste anglais qui était un ami commun, Robert Chalmers. Je ne le connaissais pas du tout - mais je lui ai tout de suite dit oui. On s’est rencontré et je me suis aperçu que c’était un fan de él. Il connaissait très bien notre catalogue. Sur la littérature, la musique, et le cinéma, nous avons tant de goûts en commun, même s’il est plus prog rock que moi. Nous avons aussi une grande affinité de caractère, tant sur la nécessité de l’élégance que sur le côté artisanal de notre travail : nous sommes tous les deux très pointilleux. On travaille dans le détail - et on fait tout pour que personne ne se rende compte de ce travail. C’est capital pour nous. On est devenu très amis et l’idée de faire un disque en commun est venue naturellement. Il m’a écrit des paroles et mon collaborateur de toujours Danny Manners et moi avons mis certains de ses textes en musique. C’est aussi un musicien de talent, et je vous conseille d’aller écouter sa musique sur Bandcamp. C’est avant tout une amitié qui a débouché sur des collaborations.
Ensuite Stuart Moxham
Un de mes meilleurs amis, que j’ai rencontré grâce à Patrick Fevret, qui essayait de relancer sa carrière. Il avait trouvé un petit budget pour enregistrer un disque et cherchait quelqu’un pour faire un peu « officier de liaison » à Londres. Il s’était tourné vers moi. C’était en 1993. J’avais vu le concert de ses Young Marble Giants aux Bains Douches. Je connaissais ses frères Andrew et Phil qui avaient dormi chez moi à Paris. J’ai joué quelques claviers sur ce disque, "Random Rules", et je suis devenu membre non-officiel de son groupe : The Original Artists. On a fait quelques concerts, dont un aux Remparts du Rock de Saint-Lô. On fait ensuite deux autres albums, dont "The Huddle House", notre premier disque en duo, en 2007, le second était « the Devil Laughs », en 2020, un disque qui a été très bien reçu. Nous sommes en train de parler du troisième, et sommes censés tourner ensemble au Japon à l’automne.
Et enfin Martin Newell.
Si Stuart et Jonathan font partie du cercle de mes intimes, ce n’est pas le cas de Martin, qui est "seulement" un bon copain. Je l’ai découvert grâce à Kevin Crace de Humbug Records, qui cherchait un arrangeur/ producteur pour le deuxième disque solo de Martin sur son label. Il venait de travailler sur "The Greatest Living Englishman" avec Andy Partridge de XTC. Je suis allé le rejoindre chez lui, à Wivenhoe, au fin fond de l’Essex. Il m’a joué les titres et, évidemment, je suis tombé sous le charme de la musique. "The Off-White Album" était un disque ’bio’, un peu imparfait, exactement comme nous le voulions. On a tourné ensemble, notamment à la Maison de Radio France, grâce à Bernard Lenoir. On a fait une tournée assez homérique en Allemagne, où le groupe précédent de Martin, The Cleaners From Venus, avait eu du succès. C’était un condensé de la vie en tournée (rires), inracontable. Suite à ça, on s’est dit : « plus jamais ça » ! On ne se voit plus beaucoup mais on reste en contact. C’est un vrai excentrique anglais, et je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de meilleurs paroliers que lui.
Depuis 2007 on n’avait plus trop de nouvelles de vous ?
Je me suis concentré sur des collaborations. J’ai travaillé avec d’autres, comme réalisateur et compositeur. Il y a eu les projets avec Stuart. J’ai aussi longuement travaillé avec la songwriter Louise Le May, dont l’album n’a malheureusement débouché sur rien. J’ai fait des arrangements de cordes pour The Clientele, j’ai fait une chanson avec Gamine. Je me suis juste retiré du devant de la scène en tant qu’artiste solo. On a aussi beaucoup travaillé sur « The Devil Laughs » avec Stuart et notre ami Ken Brake, un album dont la gestation a pris beaucoup de temps. J’étais actif, mais derrière un paravent. Ce n’est que quand j’ai rencontré les membres de The Night Mail que j’en suis sorti !
En France vous allez être connu pour être un commentateur/journaliste du football anglais avec toute la culture qui en découle. Notamment vous êtes supporter d’Arsenal !
Tout à fait !
Vous allez montrer tout le côté social du foot anglais et je trouve que cela va très bien avec votre travail et votre personnalité.
Je le pense aussi, c’est pour ça que je l’ai fait et que je continue. Être journaliste de foot en Angleterre, c’est être journaliste social et culturel. On peut parler du jeu, que je comprends assez bien, j’espère, mais je suis plus intéressé par ce qui est autour du football dans la culture anglaise : tout son côté social. C’est d’ailleurs la même culture football en Allemagne, en Italie et en Espagne. Cette culture football n’existe pas en France.
Nous avons une vision du foot qui est un peu… « beauf » !
En Angleterre c’est différent, c’est un facteur de rassemblement incroyable. Je suis abonné à Arsenal et quand je vais au stade, je vois des gens de tous âges, de toutes races et de tous milieux communiquer véritablement. Au stade, on est chez soi avec des gens avec qui on ne partagerait aucun autre moment. C’est un pan central de ma vie. Je vis le foot comme un supporteur anglais.
En 2020, vous avez sorti deux albums. On a l’impression d’un vrai retour !
On ne s’attendait pas à un retour de la sorte, mais on s’est rendu compte qu’il y avait une attente. Peut-être que ce mettre derrière ce paravent m’avait aidé, qu’on manquait un peu ? J’ai dit ’on’ parce que je suis obligé d’associer Stuart et The Night Mail à tout ça. Je suis, et on est, paradoxalement revenu dans des conditions idéales, alors que c’était en plein confinement. Ça nous a donné l’envie et l’impulsion d’aller au bout et de sortir ces projets. Notre ami Ken (ingénieur du son de Stuart Moxham et de Louis Philippe, ndlr) était déjà très malade et nous voulions absolument qu’il voit la sortie du disque. Grâce à Dieu, ce fut le cas. J’ai aussi eu la chance de rencontrer The Night Mail, avec qui j’avais fait ce concert au Lexington en 2017. Ils avaient immédiatement compris ce que je voulais faire. Ils avaient la même culture musicale que moi et ils se sont mis au service de la musique. On a fait les répétitions, on a eu le soutien du label, Tapete, une bonne promotion … et pour une fois, l’histoire a joué pour nous. On s’est dit : « c’est le moment ». On a enregistré toutes les bases des chansons en trois jours, live.
Justement sur ce disque il y a une influence que vous ne mettiez pas beaucoup en avant : le jazz !
Avant il était là dans les harmonies, mais là, la grande différence est que je travaillais avec Ian Button, un musicien qui joue de la batterie plutôt qu’un batteur. C’est un album qui swingue, parce que lui swingue, et Andy avec lui. il n’y a pas de métronome, ce qui est plutôt rare aujourd’hui. Il y a sur « Do I » un pont qui peut rappeler certaines modulations à la Coltrane. ’Thunderclouds’ a même un certain parfum Weather Report, je trouve…
Il n’y a rien de français sur ce disque ?
C’est effectivement un disque très anglais. Il y a même des échos de la scène de Canterbury, comme Caravan et surtout National Health. C’est peut-être dû au fait que nous n’étions qu’à une demi-heure de Canterbury, et que j’ai beaucoup joué du mellotron sur le disque ! Il y a aussi un côté MPB, du Lobo, Milton Nascimento… Certains accords sont directement issus de cette musique. Mais c’est vrai, il n’y a rien de français et, justement, quand on discute ensemble avec le groupe, on se dit que pour le prochain, on essaierait bien de faire quelque chose de très français. On va voir ce que les répétitions vont donner.
Quand vous voyez votre parcours, qu’en pensez-vous ?
Tout d’abord, il n’est pas fini. La chose dont je suis le plus fier, c’est mon public : ce sont des gens dont l’attachement est réel. Je suis aussi fier d’avoir le respect de gens que j’admire comme Bertrand, Stuart, Sean O’Hagan, Alasdair McLean de The Clientele, Cathal Coughlan, Philippe Katerine… Quand je considère ma trajectoire, malgré tous les problèmes que j’ai connus, surtout financiers, je vois que j’ai pu construire ce qui commence à ressembler à une œuvre, pour sortir un grand mot, quelque chose qui se tient en tout cas : 300 chansons et 17 albums, ce n’est pas rien. Je peux continuer, je suis assez pugnace. Je fais de la musique par nécessité et pas pour le côté paillette. Je me dis que ce que j’ai fait n’est pas complètement négligeable. Certaines chansons seront encore écoutées après ma mort et c’est… rassurant ? Peut-être pas le mot qui convient. Le fait que les gens préfèrent ce que je fais maintenant à ce que je faisais en 1997 est plutôt rassurant aussi. J’ai une trajectoire inhabituelle. Je suis plutôt fier d’avoir réussi à faire un album pop, "Thunderclouds" avec un groupe dont le plus jeune a quarante-trois ans et le plus âgé soixante-deux, de manière totalement digne. Andy Lewis (bassiste du groupe, Ndlr) me l’a dit : « c’est un album digne ». C’est un gros défi à relever et je sais que j’y suis arrivé, que ce soit avec Stuart ou avec The Night Mail. Nous arrivons à vieillir avec une certaine élégance : ce n’est pas donné à tout le monde, et c’est très important pour moi. Je ne suis plus le Louis Philippe de 1989 et les gens l’acceptent. J’ai des regrets liés à certains albums, j’ai des regrets sur des projets avortés, sur le manque de réactions des médias français au moment où j’en avais besoin… Je changerais pleins de choses mais le chemin parcouru me paraît digne, et ce qui s’annonce me le paraît aussi. J’ai bien mérité de la patrie ! (Rires)
Quel disque donneriez-vous à un enfant pour l’amener vers la musique ?
Ma Mère l’Oye de Maurice Ravel.