Ton livre est une biographie d’Angèle, mais aussi un manifeste pour le pop féminisme dont le point de départ est Angèle. D’où vient cette idée et pourquoi ?
Le point de départ est une discussion avec un éditeur, avec lequel on cherchait une idée sur un livre. Quelqu’un a lancé le nom d’Angèle et tout de suite ça m’a parlé parce que je l’avais suivie et aimée depuis son apparition. C’était aussi pour moi une façon de faire un « focus » sur la pop, qui est une de mes passions : j’ai fait des livres sur les Beatles par exemple. C’était aussi un moyen de parler du pop féminisme dont Angèle est un peu un porte-étendard, même si elle s’en défend. Son travail et ses chansons la portent vers ça. Je suis parti sur cette idée : faire une biographie « non autorisée » parce qu’elle pensait que c’était trop tôt pour elle.
Tu en penses quoi ?
Je comprends parfaitement sa position : quand tu n’as fait qu’un seul album, que tu as 24 ans et qu’on veut faire un livre sur toi, tu trouves que c’est un peu tôt. Je savais dès le départ que j’aurai une vie artistique et personnelle assez courte à raconter. Cela me permettait de m’intéresser beaucoup plus à la pop et au féminisme.
Tu peux expliquer ?
On a une fausse image de la pop ! On pense que c’est quelque chose de léger, de sucré et de volatile. Je suis persuadé du contraire. Pour les gens, la chanson à message, c’est Bob Dylan aux USA et Bernard Lavilliers en France (rires). Sans rien retirer à ces artistes, je suis sûr que des messages moins visibles, qui soient sociaux et politiques, sont plus efficaces avec de la pop. Tu as des gens dont c’est le métier de faire la chanson engagée, comme Jean Ferrat hier ou Sleaford Mods aujourd’hui, et ils le font très bien, mais je reste persuadé que des messages moins évidents et plus insidieux sont plus efficaces à travers la pop, avec des mots et des images plus simples. C’est exactement ce qu’on peut trouver dans le travail d’Angèle. A travers ces mots et sa musique, elle exprime ce que pensent les gens de son âge et de sa génération.
C’est laquelle ?
La tranche d’âge entre 15 et 25 ans. Elle arrive à faire passer des choses importantes parce qu’elle est très écoutée. Les gens qui écoutent Bob Dylan ont 60 ans. Quand Angèle envoie des messages sociaux et féministes, ou plus simplement elle décrit la vie d’une jeune fille d’aujourd’hui, ça passe de façon plus efficace et cela s’inscrit dans le mental des adolescents.
Dans ton livre, tu mets en avant trois chanteuses : Angèle, Clara Luciani et Pomme.
Il y en a plein d’autres, comme Suzane, Aloïse Sauvage, Lous & The Yakuzas… Certaines se revendiquent lesbiennes, mais tout ça correspond en fait à une nouvelle facette du féminisme. Quelque chose d’émergeant qui ouvre une nouvelle voie. C’est un combat qui me préoccupe depuis longtemps. Quand tu as été du côté des forces de progrès toute ta vie, tu ne peux pas te battre sur tout et moi j’ai choisi d’accompagner, dans la mesure de mes modestes moyens, ce combat. Surtout à une période où entre C News, la Manif pour tous, le fondamentalisme religieux de tout acabit, les évangélistes aux USA ou en Amérique du Sud, on assiste à un retour vigoureux de l’homophobie, du patriarcat et du sentiment réactionnaire.
Développe ?
Aujourd’hui le féminisme c’est un mot qui recouvre des choses beaucoup plus complexe qu’à l’époque des combats du MLF dans les années 60 et 70. C’est presque un terrain de guerre insurrectionnel entre les universalistes, les intersectionnelles… Avec toutes les ramifications ça devient très compliqué ! On a vu récemment des féministes qui se battent avec d’autres féministes parce qu’elles ne sont pas d’accord pour décider d’accepter des Trans parmi elles, ou si les Trans sont des femmes, si être « racisée » passe avant être victime du patriarcat… bref c’est compliqué ! Au milieu de tout ça arrivent ces filles, dont beaucoup se revendiquent d’aimer les filles, même si ce n’est pas présenté comme un préalable à leur discours artistique. Ces filles combattent le patriarcat. Le mouvement « Me Too » a démarré dans le cinéma, avec l’affaire Weinstein. Il a débordé sur le monde du sport, et de la musique, y compris en France, de façon légitime et bienvenue. Il y a eu cette lettre ouverte rédigée par des femmes de la musique, pas seulement des artistes mais aussi des gens qui travaillent dans les labels, qui ont dénoncé des attitudes insupportables.
Cela a eu des effets ?
Il y a eu des conséquences assez rapides, avec des renvois de certains cadres dans les maisons de disques. Ces artistes mènent ce combat-là, de façon très affirmée mais elles le font de manière assez fluide avec des chansons pop et un emballage qui permet de faire passer le message. Aujourd’hui on est dans une situation socio-politique très crispée où tout le monde s’engueule. Ce phénomène a été exacerbé avec les réseaux sociaux. On est assaillis de gens qui nous balancent des messages de haine et de dénonciation. Pour faire passer des messages qui vont rester dans l’esprit des jeunes générations, les chansons restent le meilleur moyen, plus particulièrement la chanson pop. Une gamine de 12 ans qui est fan d’Angèle, parce que elle est super jolie, parce qu’elle danse bien, parce que ses chansons sont rigolotes et que ces clips sont colorés et dans l’esprit d’aujourd’hui, et bien ces chansons vont faire comprendre à cette gamine qu’effectivement « non » c’est « non » ! Et quand plus tard elle se retrouvera harcelée par des chefs de services abrutis et bien elle se rappellera, grâce à Angèle, qu’il faut lui mettre une baffe dans la gueule ! C’est ce que je voulais que ce livre porte : un message qui a l’air léger, mais qui va s’inscrire dans le mental d’une génération qui est beaucoup plus efficace que des slogans ou des manifs.
Dans ton livre tu montres bien que c’est la première chanteuse 2.0 : elle écrit, elle compose, elle a son propre label, elle est indépendante et surtout elle maîtrise totalement les réseaux sociaux !
C’est un prototype de tout ça ! Je fais allusion dans le livre à une phrase de Clara Luciani qui évoque le début de sa carrière, quand elle était toute seule sur scène. Elle arrivait avec sa guitare et ses effets, et il y avait toujours un « chevalier servant » qui lui proposait de l’aider à tout brancher parce que « comme elle était une fille, elle ne pourrait pas y arriver » ! Ça montre bien les choses ! Dans ce sens Angèle est un vrai prototype de féminisme et de modernité. Le système de la production musicale est en révolution totale : on n’achète plus de disques, enregistrer ne coûte plus grand chose… Angèle a réussi à faire un chemin, dans ce milieu, que certains font beaucoup plus tard. Celui de l’indépendance réelle.
Explique pourquoi ?
Il y a quantité d’artistes qui deviennent indépendants plus tard dans leur carrière, parce qu’à un moment ils ont assez de moyens pour monter leur maison d’édition, de production, alors qu’elle a sorti son premier disque sur son propre label ! C’est quelque chose de rarissime, que même les plus indés des indés ne le font presque jamais… Elle a créé sa maison d’édition, son label, quand elle a commencé. Cela lui a permis, avec le succès immédiat des trois premiers singles, de pouvoir négocier un contrat de licence avec Universal en gardant le contrôle sur tout ! Aujourd’hui, on voit plein d’artistes super connus qui se battent pour récupérer leurs droits. Elle, tout lui appartient. C’est une prise en main et une responsabilité totale d’une carrière comme on a rarement vu ! C’est passionnant de regarder comment elle procède, et si elle se plante elle pourra s’en prendre qu’à elle-même !
Mais elle a quand même une manageuse, qui est son ancienne baby-sitter.
Sa manageuse est comme elle : elle n’a pas le background habituel de ce type de profession, même si elle a un deuxième manageur qui lui vient du métier ! Le fait de se prendre en main est non seulement respectable mais admirable. Dans le futur, les artistes n’auront plus le choix que de faire comme elle. Le streaming a permis de remettre de l’argent dans les maisons de disques mais pas pour les artistes. On se retrouve avec une proposition phénoménale d’artistes avec des millions de disques et si peu qui en vivent !
C’est paradoxal !
Le succès est quelque chose de compliqué à avoir ! Angèle est l’exemple parfait de quelqu’un qui s’est pris en main et qui a réussi à avoir du succès et mettre tout le monde d’accord. Elle vend des disques, elle remplit les plus grandes salles. Quand elle va sortir son prochain album, elle va arriver chez Universal en imposant ses choix sur la musique, la pochette, la promotion, comme elle l’a fait pour Brol, et eux ils auront juste le droit d’obéir et de se taire. Il y a peu d’artistes qui ont cette possibilité ! Indochine s’est battu durant 40 ans pour finir par avoir son propre label au sein d’une Major Company… Les artistes établis sont obligés de passer dans le système. Angèle s’est mise en parallèle du système tout en s’en servant ! Pour une jeune femme de 24 ans s’est impressionnant !
Il y a sa famille qui a joué.
Certes, c’est une « enfant de la balle ». Cela a eu un impact crucial sur sa carrière. Quand on décide de se lancer dans la musique, on découvre un terrain miné avec pleins de pièges. Angèle a vu ses parents et tous les écueils que son père, qui est chanteur, a dû subir. Quand tu sais où ne pas mettre les pieds, tu gagnes du temps. Ses parents sont des gens talentueux et elle a bénéficié d’une éducation où la culture jouait un grand rôle.
Et aussi elle est belge !
On oublie souvent quand les gens ont du succès qu’ils sont belges ! C’est un pays bizarre la Belgique. J’y suis allé dans les années 80 et ça m’avait impressionné : quand chez nous le post punk ou la new wave étaient balbutiants, les Belges étaient déjà très connectés avec les anglais. Ils ont été les premiers à faire des labels, à développer l’indépendance… Si tu regardes uniquement la partie francophone, ça a toujours été vivace. Les deux artistes pop qui ont le plus vendu sur les dernières années sont Stromae et Angèle. Ça veut dire quelque chose.
Mais est ce que la fondatrice de cette scène ne serait pas Françoise Hardy ?
(Silence) Je pense que Françoise Hardy est un modèle artistique, mais elle n’a jamais diffusé de message (sinon personnel !). Elle s’est engagée à un moment dans des trucs un peu « réacs » mais elle n’a pas cette image de leader d’opinion. Elle n’est pas compositrice ni productrice. Elle écrit ses textes et a toujours dû s’associer à des réalisateurs, à travers des labels. Elle est restée dans le modèle classique. Je ne pense pas que ce soit une référence pour cette scène en tant qu’activiste. C’est par contre une chanteuse qu’elles aiment pour sa personnalité artistique, et puis elle n’écrit pratiquement que des chansons d’amour !
Mais toi qui est un observateur de la musique depuis 40 ans qu’est ce qui t’attire dans le combat de ces filles ?
Je trouve que le premier album de Clara Luciani est parfait, comme celui d’Angèle, de Suzanne ou ceux de Pomme. Chez ces filles qui font revivre la pop en France, on a de la qualité, autant sur les textes que sur les musiques, les arrangements, le look… C’est très fort parce que en face on n’a pas vraiment de garçons !
Vianney !
Au secours ! C’est exactement l’opposé de tout ça : la variété à l’ancienne, bon chic bon genre, qui ne raconte rien ou pas grand-chose et finit à The Voice à prétendre coacher des débutants… Ou Julien Doré, l’artiste consensuel, vegan, qui vit à la campagne et qui a des tatouages ! On n’a pas d’équivalent masculin en modernité, ou peut-être Eddy de Pretto. Les filles ont pris le pouvoir. Je suis juste un observateur et ça m’enchante quand ce sont les filles qui réussissent. Si les garçons faisaient la même chose, je serais content quand même, mais là il faut se féliciter que les filles montent au créneau. Je me suis toujours intéressé aussi à la variété parce que je considère tous les styles de musique populaire. Et bien aujourd’hui c’est vraiment faible à côté de ce que c’était dans les années 70 ou 80… Et je ne parle là que des jeunes générations avec un son « urbain », un peu R&B, sans intérêt, une sorte de robinet d’eau tiède. En face de ça on a des filles qui font de la pop, qui séduisent en même temps le public de la variété et celui plus spécialisé, avec une vraie proposition artistique passionnante. On peut trouver chez ces filles un intérêt et une vitalité que j’avais trouvé à l’époque de « Frenchy But Chic » chez Daho,Indochine ou Taxi Girl … Eux étaient plus proches du rock, il venaient du rock alors que ces filles viennent de tout. Elles ne sont pas de la même génération. A l’époque il fallait aller chez un disquaire, acheter l’objet. On devait s’inscrire dans un genre. Aujourd’hui avec un téléphone on peut tout écouter. Ces filles sont incollables sur tous les styles. Angèle a commencé en faisant la première partie d’un rappeur (Damso, ndlr) et elle est respectée par le milieu du rap. Je vois un vrai cousinage entre la génération actuelle et celle des années 80.
Mais l’étape du deuxième album va être compliquée pour elle ?
C’est le problème des artistes qui cartonnent dès le début ! Si tu prends l’exemple de Clara Luciani, elle vient de sortir le premier titre de son nouvel album « Reste » et déjà c’est un carton avec plus d’un million de vues en quelques jours. C’est sûr que quand tu fais un énorme succès au début, c’est difficile de faire mieux. Lio a vendu un million de 45t au début de sa carrière avec « Banana Split » et « Amoureux solitaire ». Ensuite elle n’a plus jamais atteint le même score. Il n’y a qu’Indochine qui a réussi à faire des énormes scores sur deux périodes avec un léger passage à vide entre les deux. Mais je ne me fais aucune inquiétude pour toutes ces filles et pour réussir ce passage obligatoire du deuxième album. Si on garde la France des années 80 Etienne Daho et Indochine sont les seuls à avoir du succès avec plus de 13 ou 14 albums. Françoise Hardy, elle, doit en être à plus de trente. Je ne pense pas que Clara Luciani ou Angèle feront 15 albums. Je leur souhaite, mais les carrières sont plus courtes. Un groupe comme les Rolling Stones, aujourd’hui, ce n’est plus possible ! Il y a beaucoup plus de propositions, avec un public qui se lasse plus vite, pour espérer avoir une carrière aussi longue ! Pour en revenir à ta question, j’ai totalement confiance en elle pour proposer des deuxièmes albums de qualité.
Tu veux dire quoi pour la fin ?
Achetez mon livre (rires) ! Même si vous n’êtes pas forcément fan de cette artiste. A partir d’une commande sur une chanteuse qui cartonne, on y découvre un univers et une technique de travail passionnante. Et puis cette sorte d’essai sur un féminisme moderne, sexy, mature, avec des positions tranchées et une vraie réflexion sur l’empowerment féminin, à travers par exemple Alexandria Occasio-Cortez, ou d’autres modèles, que j’évoque également comme emblème de cette démarche. Je trouve aussi très intéressante la manière dont Angèle aborde le cinéma : on a dû lui proposer des dizaines de scénarios où elle était une jeune chanteuse mignonne, avec une histoire d’amour compliquée mais qui finit bien, le genre comédie à la française. Elle a préféré se lancer dans des petits rôles sur du cinéma d’auteur pour apprendre le métier. En musique elle a appris en jouant avec son père, elle a fait une école de jazz donc elle avait un solide background.
C’est quoi tes projets ?
J’en ai plein : j’ai un livre qui sort en fin d’année, je vais travailler sur un projet sur le monde de la mode mais toujours sur la pop culture. J’ai aussi un roman en cours qui a des ancrages dans la pop culture. C’est mon territoire, la pop culture, et je l’aborde dans plusieurs aspects !
Pourquoi tu n’écris pas un livre sur la pop culture ?
Peut-être un jour mais c’est un sujet trop vaste. Par exemple tout ce qui est comics, Marvel, ça ne me touche pas. C’est un sujet trop vaste que je préfère aborder de biais par des biographies ou des essais comme le livre sur Angèle !
Est-ce que Angèle a lu ton livre ?
Je l’ai envoyé à sa manageuse et je n’ai eu encore aucun retour. Je l’ai aussi envoyé à son père, Marka, que je connais un peu. En tout cas si un jour elle poste une photo sur son Instagram avec le livre, je débouche le champagne (rires).
Jean Éric Perrin : Angèle, Pop Féminisme – Edition de l’Archipel }}}