D’où es-tu originaire ?
Je suis né en Algérie pendant la guerre, à Constantine. Un point commun avec Philippe Pascal (chanteur de Marquis de Sade et de Marc Seberg Ndlr ) et Etienne Daho qui eux aussi sont nés en Algérie. Etienne m’a d’ailleurs dit à ce sujet : « nous sommes tous les trois marqués par l’exil. Intéressant comme coïncidence... » Je suis arrivé à Rennes en 1971.
(Sergeï Papail sur scène avec Frakture à la salle Omnisport de Rennes en 1980 - Photo Richard Dumas)
Cela ressemblait à quoi Rennes dans les années 70 ?
Quand je suis arrivé, j’étais encore un enfant. Je me sentais un peu apatride. Par la profession de mon père, nous devions déménager souvent. Comme je me sentais seul, ma mère m’a emmené au hasard dans un square, presque par la main, pour que je me fasse des copains. J’ai rencontré des gosses portugais qui m’ont raconté des histoires de western. Je déteste les westerns... J’ai commencé la musique à 10 ans, par de la flûte Inca, et puis ma mère m’a offert ma première guitare vers 12 ans. On n’écoutait pas de musique à la maison mais il y avait un vieil électrophone en bakélite qui avait accompagné mes parents en Algérie. J’étais fasciné par cette pointe qui tournait sur le disque. Le premier disque que j’ai écouté ? « Tiens voilà du boudin » de la Légion Etrangère (rires). Et cet électrophone, ce « Teppaz », est devenu très rapidement mon premier ampli de guitare à grand renfort d’élastiques dès que j’ai acheté ma première électrique à 14 ans ! Je me souviens qu’à l’époque j’allais quasiment tous les jours la voir dans la vitrine de Duros à Rennes avant de l’acquérir. Mais je n’ai vraiment connu le centre de Rennes qu’à partir de 1975.
J’ai lu que Fracture (avec un C) a commencé en 1975.
L’histoire oui. Quand j’ai rencontré Karels, (Pascal Perrée guitariste de Frakture Ndlr ). Je jouais déjà avec un copain, Paul, qui était passionné des Beatles, alors que moi je n’ai jamais aimé ce groupe. J’étais plutôt Rolling Stones donc pour moi incompatible (rires) ! Ce copain est devenu par la suite maître d’orgue à la cathédrale de Rennes : un vrai musicien très doué. Bref je jouais avec lui sans grand enthousiasme à la guitare, sans vraiment chercher à comprendre et connaître les techniques musicales. Un jour se pointe un mec, à scooter, avec une guitare et un ampli. Il branche sa gratte et se met à jouer, à triturer ses cordes. Il sortait des sons incroyables avec ses cordes souples alors que moi je m’arrachais les doigts sur des câbles d’acier. Ce mec c’est Pascal Perrée alias Karels. Il est devenu mon frère.
Ça s’appelle Fracture tout de suite ?
Non, on traîne un peu avec des groupes aux noms improbables, « Diaule », « Revealer » .... En fait, on change de nom en fonction des musiciens qui entrent ou qui sortent du groupe. Si on peut appeler ça un groupe ! A l’époque la ville draine son lot de vieux babas post 68 bien folkeux. Cette scène musicale m’ennuie. Paul m’avait dit que j’étais doué. Je n’en avais pas l’impression avec les trucs que je faisais. Tout ce que je savais c’est que je voulais continuer car je trouvais cet univers fascinant.
https://www.youtube.com/watch?v=BpHObaqmtmc
Et comment tout bascule ?
Au printemps 1977, on était dans un bar à Rennes, derrière la cathédrale. On faisait un petit set (pourri). Un « batteur », un bassiste, Karels à la guitare, et moi, guitare et chant. Trois types se pointent, mega look peu engageant : Christian Dargelos (futur créateur de Marquis de Sade et chanteur des Nus Ndlr ), Jean-Pierre Guez et Patrick Lotton. Les deux derniers, complètement allumés. Des mecs qui ont fait par la suite des solos d’escabeaux pendant un concert de Little Bob, qui se promenaient en infirmiers en poussant une chaise roulante, et qui trimballaient une mallette avec des Carambars... Ils arrivent et nous demandent s’ils peuvent nous emprunter les instruments pour jouer un morceau. Et là ils nous font « TV Eye » (Un morceau des Stooges Ndlr ). Certainement très mal joué. Mais un vrai truc. Karels et moi sommes restés scotchés. On s’est dit « il faut faire ça ».
J’ai lu que ce trio qui a joué dans ce bar avaient le son mais aussi l’attitude ?
Carrément. Dargelos, enfin Rocky, avait la basse sur les genoux. Il jouait deux notes à fond. C’était incroyable. Aujourd’hui encore je ne sais toujours pas si on a été séduit par la musique ou l’attitude. On était dans un film fantastique !
Et ensuite Karels et toi vous formez Fracture à Jersey ?
Oui, j’avais de la famille là-bas. Entre temps on avait découvert les Sex Pistols avec "God save the queen", qui enfonçait le clou. On arrive à Jersey avec les cheveux en pétard, « Fuck you » sur les fringues, des Rangers. On s’est vite fait repéré par les flics (rires) qui nous ont demandé de les suivre. On a failli se faire refouler. Ils ont passé un coup de fil à mon oncle qui travaillait pour les services de renseignements anglais (!) qui est venu nous chercher. On n’était pas fier… On a trouvé le nom Fracture tout de suite, sous une tente en train de chercher des ovnis dans le ciel ! On a programmé de faire un concert. Et on s’est retrouvé sur scène dès septembre 1977.
(Frakture en concert à la salle de la cité de Rennes, à gauche Sergeï Papail et à Droite Karels - Droit Réservé)
Il y a qui à l’époque dans le groupe ?
Karels à la guitare, Jacques Duval, également à la guitare, et Rocky (Dargelos) qui jouait déjà dans Marquis de Sade, à la basse. On était sous haute influence punk !
Vous rentrez ainsi dans la scène rennaise ?
Rocky étant à la basse, oui. On l’avait déniché à Disc 2000 (disquaire mythique de Rennes Ndlr ).
Et il y a ensuite le fameux concert des Damned à l’automne 1977 ?
Là on a pris une grosse claque. J’avais « peaufiné » mon look et mon attitude : piercing, lames de rasoir, chaînes… Un journaliste de la presse locale m’a carrément sauté dessus pour me photographier. A tout prix. Il s’est fait encercler. Il a failli ressortir en slip ! Le lendemain, à la Une du canard il y avait « les Punks sont arrivés » (rires). Mais ce qui m’a marqué pendant le concert a été Dave Vanian (Chanteur des Damned Ndlr ), maquillé, les cheveux gominés avec un brassard avec l’aigle nazi, et Captain sensible (le bassiste) en robe à fleurs. On trouvait ça très provocateur et on comprenait le sens du message.
Comment ça ?
Ils n’étaient pas dans un format d’extrême droite. Pas du tout. C’était de la provo pure et dure. Qui cassait les standards convenus d’avance. On était dans un autre monde. Tout neuf. Ces mecs disaient : « Allez-vous faire foutre ! ».
Et il y avait un groupe en première partie ?
Oui, Marquis de Sade. Scéniquement, ça arrachait, une vraie nouvelle attitude. On était très fier de les voir. Un Rocky qui était en quelque sorte notre géniteur… Qu’est-ce qu’on aurait fait si un jour on n’avait pas traîné dans ce bar...
(Frakture, de gauche à droite Jacques Duval, Sergeï Papail, Karels et Philippe Rérolle - Photo Richard Dumas)
Début 1978 c’est les vrais débuts avec une formation à quatre.
Oui avec moi à la basse et au chant, Jacques Duval à la guitare, Karels à la guitare et un batteur, Philippe Rérolle, qui très vite est parti à l’armée. On a donc demandé à Pinpin (Philippe Delacroix- Herpin Ndlr ) de venir assurer la transition. Pinpin était quelqu’un de très fun, percutant et un redoutable musicien. J’ai encore en mémoire une reprise de « Problems » des Pistols que nous faisions pour le fun. Ça arrosait de partout tellement c’était fort et en place. Puis Philippe Rérolle est revenu. On composait des morceaux très Punk, rapides et hachés, de moins de deux minutes. On reprenait aussi « Panik » de Metal Urbain et un morceau de Wayne County (chanteur punk américain travesti, très important à l’époque Ndlr ) « The Last Time ».
Et vous avez commencé à jouer à Rennes ?
Oui, par exemple à l’Institut Franco-Américain. Rémi Dupé, notre pote manager de l’époque avait dealé le concert en disant qu’on faisait du Bluegrass (rires) ! Au bout de trois accords, l’organisateur a menacé de couper le courant ! La salle était pleine à craquer… On a fait le concert...
C’est là où tu commences à développer ton attirance pour l’Est ?
Non. C’est venu plus tard après mon passage dans Marquis de Sade.
C’est un grand moment ! Ton passage dans Marquis de Sade a beaucoup marqué le groupe. Comment ça se passait ?
Un jour, Frank (Darcel Ndlr) m’a passé un coup de téléphone. C‘était en Octobre 1978. Il m’a dit : Ça t’intéresse de jouer dans Marquis de Sade ? Leur bassiste de l’époque, Henri Abéga, était parti pour un groupe de reggae. J’ai accepté de suite. J’avais été impressionné et adoré leur premier 45t (Air Tight Cell). Frank m’a filé une cassette, que j’ai toujours d’ailleurs, avec à la guitare acoustique, ce qui a fait par la suite les morceaux « Who said why », « Conrad Veidt », « Skin disease »...J’ai gardé aujourd’hui toutes ses annotations sur un bout de papier. J’ai travaillé les parties et je suis rentré dans Marquis.
Tu avais toujours Fracture ?
Karels venait de partir à l’armée à son tour. On était un peu… bloqué.
Et là ?
On a commencé à composer avec Marquis, et là j’ai découvert une autre forme de travail. Fracture répétait souvent, travaillait aussi. Mais là c’était un autre monde. Un travail soutenu, exigeant et ponctuel. Une grande rigueur orchestrée par Frank. On faisait tourner le morceau tant qu’il n’était pas au point. Un niveau d’exigence incroyable.
Ça te dérangeait ?
Non, au contraire. J’apprenais ce que voulait dire une exigence artistique. Je travaillais beaucoup chez moi entre les répétitions. C’est d’ailleurs là que j’ai composé la majorité des parties de basse que l’on retrouve sur l’album « Dantzig Twist ». A aucun moment je n’ai eu le sentiment que mon travail ait été critiqué ou refusé par Frank. On parlait, on bossait, on avançait. C’est pour cela que, très vite, à l’automne, on a enregistré une série de cinq morceaux dont « Conrad Veidt » et « Skin Disease » qui n’évolueront plus dans leurs interprétations et leurs arrangements par la suite sur « Dantzig Twist ». Ce qui nous a permis de faire rapidement un concert avec les Stinky Toys, qu’Etienne Daho avait organisé. Frank était très exigeant et déjà très professionnel. C’est toujours le cas aujourd’hui quand on écoute ce qu’il fait. Puis rapidement je me suis rapproché de Philippe Pascal (le chanteur Ndlr ). J’étais fasciné par son charisme. Un type qui semblait d’une froideur extrême, mais qui était capable dans le même temps de partir dans des envolées de rires complices. Ce qui nous a rapproché le plus rapidement est la langue allemande. Lui ne la parlait pas contrairement à moi. Il m’a donc confié les incursions germaniques dans Marquis. On a beaucoup parlé de ça ensemble. J’ai toujours senti qu’il avait une confiance artistique naturelle à mon égard. Aujourd’hui encore je le considère comme un ami profond qui traverse toujours mon existence. Lors d’une interview dans le journal Best pour le 10e anniversaire de Marquis de Sade, il avait dit de moi que j’avais été un « personnage à l’influence décisive » dans l’existence de Marquis. Que je l’avais « conforté dans sa fascination naissante pour certains mouvements artistiques allemands de l’entre-deux guerres ». J’ai été très touché par ces mots. Mais de mon côté, je peux affirmer que c’est lui qui m’a donné toutes les clés de réflexion pour aborder mes parcours artistiques. Et ce fut un grand moment d’émotion pour moi lorsque nous avons rejoué ensemble « Conrad Veidt » il y a deux ans à l’Ubu à Rennes. Puis j’ai quitté MDS (en fait je me suis auto-viré en n’allant plus aux répétitions et j’avoue que Frank a eu beaucoup de patience…). Pourquoi ? Je ne me l’explique toujours pas aujourd’hui. En fait j’étais très instable dans la musique et cela se vérifiera après dans mon parcours. Peut-être ai-je eu envie d’autre chose à ce moment-là ? De retrouver une forme de liberté que je ne maîtriserais pas totalement ? De retrouver le chant ?
(Marquis de Sade en 1979, de gauche à droite Philippe Brunel, Frank Darcel, Philippe Pascal, Eric Moriniere et Sergeï Papail - Photo Philippe Adrian)
Ton passage a beaucoup marqué Fracture pour la suite.
Quand j’ai quitté Marquis de Sade on a refait des concerts très Punk. Finalement, j’avais peut-être besoin de retrouver cette énergie. Mais dès septembre 1979 Fracture disparaît et devient Frakture. Tout change radicalement. Exit le Punk. Le regard se tourne désormais vers l’Est, l’allemand et le Mur de Berlin.
Justement cela arrive comment, parce que tu es le premier à proposer ça : une vision culturelle musicale directement tournée vers l’Est ?
C’est certainement le fruit du mûrissement des idées que j’ai partagées avec Philippe Pascal. Je me souviens que nous étions partis tous les deux passer quelques jours dans la maison de ses parents à Dol-de-Bretagne. Nous discutions beaucoup, nous regardions des films des années 30. Il m’a fait découvrir le film expressionniste allemand « Le cabinet du docteur Caligari » de Robert Wiene, avec l’acteur Conrad Veidt. Cela m’a beaucoup nourri intellectuellement. Et puis, sur le plan musical, l’influence de Frank Darcel, sa façon de travailler, m’a guidé dans l’approche de nouvelles constructions harmoniques ou de structures musicales. De manière générale, tout devenait libre dans un nouveau concept dont nous détenions les clés. Cela allait dans le sens de notre engagement vers une nouvelle forme de musique, qui brisait des standards, et qui se nourrissait de la richesse des arts picturaux, de la littérature européenne, des films expressionnistes, de l’engagement politique d’artistes européens. C’était une nouvelle feuille blanche artistique très excitante que nous pouvions illustrer sans limite, tant c’était riche.
Et là c’est l’explosion de la scène rennaise !
Oui. Marquis de Sade venait de sortir son album « Dantzig twist ». Et quand j’ai vu le disque à Rennes-Musique, j’ai eu un gros pincement au cœur de m’entendre jouer sans que je sois sur l’album... Cela a certainement contribué à conduire Frakture vers un nouvel univers.
Donc on arrive à Frakture, comment les autres ont accepté ça ?
A part Karels, je ne leur ai pas vraiment demandé leurs avis. Tout le groupe s’est engagé dans ce nouvel élan. Avec plaisir je pense. On a mis au point un nouveau répertoire chanté presque entièrement en allemand. Nous étions tous très engagés et avons beaucoup travaillé, car la musique était devenue très cassée, très technique, très difficile à jouer. Des morceaux comme « Wasserstoff Bäby » (Bébé hydrogène/ album Checkpoint 2004) en sont le reflet.
(Frakture en concert salle de la cité de Rennes le 6 Novembre 1979 - Photo Richard Dumas)
Vous avez beaucoup joué, notamment des premières parties de Marquis de Sade : ce n’était pas un problème ?
Absolument pas. J’étais désormais dans mon rôle, à ma place. Et je pense que Marquis nous appréciait parce qu’il ne nous aurait pas demandé de jouer avec eux.
Et vous sortez un 45 t en 1980
Oui. « Sans visage/Nagasakind ». On avait commencé à séduire des gros labels parisiens (Pathé Marconi entre autres), mais à chaque fois on nous demandait de chanter en français, ce que nous refusions farouchement, même si certains de nos titres étaient en français. Notre moteur et nos titres forts étaient allemand. Et puis le look aussi. Sur scène j’étais un clone de l’acteur Conrad Veidt, maquillé, avec une gestuelle calculée, avec le reste du groupe vêtus façon « joggers soviétiques » comme l’avait écrit Jean-Eric Perrin dan Rock’n’Folk. D’autre part, sur scène, une partie du public nous prenait pour des Nazis à cause de l’ambiance froide et de la langue. Autant d’ingrédients répulsifs pour des majors qui pourtant accrochaient beaucoup sur notre musique. Et comme nous ne savions pas nous vendre…
Vous n’aviez pas peur de l’amalgame ?
Jamais. Nous n’avons jamais été approchés par des gens d’extrême droite. Nous ne leur laissions aucune occasion de le faire et ne fréquentions pas leur milieu. Nous étions farouchement opposés à ce système.
Pourtant en 1981, pendant ta période solo, tu portais un manteau en cuir noir, les cheveux gominés … On se serait cru dans « les Damnés » de Visconti.
Effectivement. Ce film m’avait beaucoup marqué. Par ses images et la manière dont Visconti les abordait. C’est une image artistique que j’ai exploitée par la suite. Helmut Berger (l’acteur central du film Ndlr) m’a fasciné dans ce film. Pas le rôle qu’il jouait mais ce côté malsain, dérangeant, provocateur, sublime de beauté. Une sorte de décadence esthétique extrême.
Quelles étaient tes influences musicales de l’époque ?
Quasiment aucune. C’est toujours le cas aujourd’hui. Je n’écoutais (et n’écoute) quasiment pas de musique et ça peut paraître un paradoxe lorsqu’on est musicien. Ce qui ne m’empêchait pas d’avoir des goûts prononcés pour des gens comme Bowie, Lou Reed et le Velvet, Television, ou encore les Stones, et bien sûr les Pistols ou les Damned. Et j’étais et je suis toujours très fan de musique baroque ou classique comme Scarlatti, Rameau, Couperin, Purcell, Mozart et Bach. Le concert à l’Espace commençait d’ailleurs par un extrait des suites pour violoncelle solo de Bach. En revanche j’étais très séduit par le cinéma d’avant-guerre et notamment par Marlène Dietrich et les films de Josef von Sternberg.
(Frakture en concert de soutien pour l’association Terrapin le 5 mai 1982 - Photo
Ian Craddock) Pourquoi, à l’époque, Rennes devient capitale de la musique en France avec une scène qui n’a jamais été vraiment égalée ?
Je ne vois pas beaucoup de raisons rationnelles. Peut-être que Rennes était la ligne la plus directe pour aller à Moscou quand tu viens de New York ! Je pense davantage au fruit du hasard ou peut-être à cause du statut particulier de Rennes, ville universitaire au carrefour d’influences bretonnes, anglo saxonnes et françaises. Mais je pense que tout simplement, les bonnes personnes étaient là au bon moment et au bon endroit.
Mais Rennes a produit des choses comme Niagara, Obispo, Daho, Marquis de Sade … Des choses à la fois dansantes mais aussi très intellectuelles.
Si je portais un manteau en cuir noir à l’époque, c’est que ça signifiait quelque chose. Sans cela, je n’aurais certainement pas fait ce que j’ai fait. C’est une image pour dire qu’il n’y a qu’à Rennes que c’était comme ça. Lyon, Lille, Le Havre, Toulouse n’ont jamais eu cette identité marquée et identifiable. Ce manteau noir portait toute une musique, et sa couleur a déteint sur plusieurs univers, avec notamment des gens comme Etienne.
C’est ainsi que Rennes a obtenu ce statut particulier d’être une ville phare avec des mouvements musicaux et des artistes très diversifiés, qui sont aussi devenus des références populaires dans le paysage musical français, comme Etienne (Daho ndlr ), Niagara ou Pascal Obispo. Et ces artistes ont tous eu un point commun, celui d’avoir été présents artistiquement dans le mouvement rennais du début des années 80. Si on prend l’exemple d’Obispo, il ne s’en cache pas et revendique encore aujourd’hui cette fascination pour Marquis, et surtout Philippe Pascal qui l’a conduit à atteindre, par sa persévérance, ce qu’il est aujourd’hui. Mais le meilleur exemple est Etienne qui a émergé directement de ce mouvement en créant son propre chemin, puisant son inspiration, à la fois dans le mouvement rennais mais celui aussi des Jeunes Gens Mödernes. Avec beaucoup d’intelligence. Un chemin qu’il continue de parcourir aujourd’hui sans l’avoir quitté. Et même si parfois ses chansons peuvent paraître légères au premier abord, elles transpirent toujours de ces influences depuis bientôt 40 ans. Donc le statut rennais de musique dite « intellectuelle » reste en filigrane et traverse toujours les consciences des artistes rennais, de manière subliminale la plupart du temps. Les chansons que nous faisons aujourd’hui dans Frakture en sont génétiquement imprégnées, car au-delà des concepts que nous brandissions à l’époque, c’est toute une façon d’aborder différemment la musique que nous avons toujours à l’esprit.
https://www.youtube.com/watch?v=STrGNSa8EN0
En 1982 vous êtes l’un des meilleurs groupes de Rennes et là tu pars faire un truc solo : le rock t’ennuie ?
On ne m’a jamais posé la question comme ça ! Non pas vraiment. Mais j’ai toujours eu cette ambiguïté de côtoyer des univers très différents au même moment. Philippe Pascal avait dit de moi dans l’article de Best que j’étais un personnage complexe, qui oscillait entre la froideur germanique et le Punk hardcore... Dans mon esprit, ces univers se nourrissent mutuellement, car ils sont aussi le reflet de mes pensées et mes engagements. La musique actuelle de Frakture en est toujours fortement imprégnée ce qui explique des univers tantôt mélancoliques (« Between Earth and Mars » sur notre EP), tantôt brutaux et tranchants (« Flies »). Sans cela, mon inspiration musicale ne fonctionne pas. Et puis, je déteste le côté figé d’un groupe de rock.
Tu vas attaquer alors Sergeï Papaïl and the Scarlet Empresses (SPSE)...
J’avais envie de liberté, d’espace… Ça a commencé par la rencontre d’un saxophoniste, Pascal Trogoff (qui jouera après avec Sapho, chanteuse Française des années 80 Ndlr ). C’était un passionné de Marquis de Sade. Nous parlions le même langage. Nous partagions les mêmes obsessions. Mais surtout, quand je l’ai entendu jouer du sax, je suis tombé amoureux de ce nouvel univers. Ses harmonies étaient plus proches de Haendel que de Coltrane. Il révolutionnait les ambiances et le son.
(Sergeï Papail en concert à l’Espace à Rennes en 1981 - Photo Richard Dumas)
Il va y avoir un concert mythique à l’Espace (salle de concert de Rennes Ndlr ) avec avec toi sur scène beaucoup de musiciens rennais, des Nus et de Marquis de Sade. Cela va beaucoup marquer les esprits. Tu fais ça sous quelles influences ?
Très vite, mes amis artistes rennais s’intéressent à ce projet qui est perçu comme un nouveau courant à Rennes. Je rencontre un journaliste de GIG (une sorte de New Musical Express à la Française Ndlr ), séduit, qui consacrera une demi-page dans le mensuel en amont du concert. Je rencontre également Sapho, elle aussi séduite et qui défendra le concept sur France Inter lors d’une émission qui lui était consacrée (elle me propose même d’être son bassiste, ce que je refuse). Tout va très vite donc et je peux compter sur l’expérience de Frédéric Renaud (guitariste de Marquis de Sade) et de la section rythmique des Nus, ainsi qu’Anzia, avec qui je commence à travailler sur le concept de Marc Seberg. Et il y a ce concert dans le cadre d’une soirée dédiée à Marlène Dietrich. Une salle comble, un souvenir inoubliable (le concert figure sur l’Anthologie « 30 » sortie sur le label Brouillard Définitif en 2011).
Et Frakture dans tout ça ?
Frakture devient moribond. Certains membres du groupe veulent retrouver des racines plus rock. Nous faisons les Transmusicales fin 1981 dans une posture plus proche du Punk américain (Dead Kennedys), puis la salle de la Cité en 1982. Et c’est le split.
Tu vas enregistrer toujours avec SPSE un 45t avec Bernard Szajner, un musicien d’avant-garde français, qui ne sortira jamais.
Oui, en 1983 je passe davantage de temps à Paris. Je rencontre des gens par l’intermédiaire de Sapho. Dont Bernard Szajner, un sorcier du son, l’inventeur de la fameuse harpe au laser que Jean-Michel Jarre plagiera par la suite pour sa tournée mondiale. Szajner me propose de venir enregistrer un 45t dans son studio. Szajner est un vrai pro, exigeant, un artiste engagé. Il fait venir pour l’enregistrement Bernard Paganotti (ex-bassiste de Magma) et Sapho. Avec Pascal Trogoff on fait venir Karels et Pierre Thomas (batteur de Marc Seberg et de Frakture aujourd’hui). On fait deux titres en allemand (sur un desquels Sapho fera des voix – certainement la seule fois de sa carrière où elle chantera en allemand). Sapho me dit que Pathé Marconi signera les titres s’ils sont chantés en français. Refus. Le disque restera dans les tiroirs jusqu’à leur exhumation en 2011 (Anthologie « 30 »/Brouillard Définitif).
Tu n’as pas essayé de trouver des gens pour t’aider, te manager ?
Je ne sais pas faire ça...
Et l’aventure Marc Seberg ?
Un jour en 1981, Anzia (ex-guitariste de Marquis de Sade) était venu me voir alors que je travaillais sur SPSE. Il m’a dit : « on va remonter un groupe avec Philippe Pascal ». Il m’a apporté des bandes et on a commencé à travailler. Philippe venait (clandestinement alors qu’il était toujours dans MDS) écouter et il a commencé à poser ses voix. Le groupe est né comme ça. Quant à la petite histoire sur l’origine du nom, Seberg a été le fruit du hasard en parcourant un livre sur le cinéma, un soir de pause musicale… Marc étant le personnage fictif de Philippe Pascal. Un beau hasard car il donnait réellement une identité au groupe.
(Marc Seberg en 1982 de gauche à Droite Anzia, Sergeï Papail, Philippe Pascal et Pierre Thomas - Photo Philippe Beaunis)
T u commences à composer les titres ?
On travaille régulièrement avec Anzia. Mais quelque chose me gêne. Les titres sont très harmoniques et mélodiques, la voix de Philippe garde tout son charisme mais il manque quelque chose. Il y a trop de lourdeurs et un manque de spontanéité. Mais je continue car je pense qu’avec Philippe tout ça va décoller.
Et là qu’est ce qui se passe ?
Comme il faut répéter, je fais venir Karels et Philippe Rérolle de Frakture. On bosse jusqu’à l’enregistrement, au Studio DB, d’une maquette 16 pistes. Cinq morceaux. Philippe Pascal fait ses voix la nuit. Je me souviens de cette session lors de laquelle, au coeur de la nuit, après une balade autour du studio, et accompagnés d’une bouteille de Bourbon, il m’avait demandé de chanter un couplet de « Surabaya Johnny » un titre de l’Opéra de Quat’sous de Kurt Weill. Nous étions tous les deux dans un état second… Il m’a provoqué avec véhémence depuis la régie pour que je sorte les mots avec colère. Un moment que je n’oublie pas. Mais au final, je n’étais pas convaincu par le groupe, par sa proposition artistique. Il me manquait quelque chose. Ce n’était pas la claque artistique que j’imaginais. Mais peut-être étais-je aussi lassé d’avoir perdu tant de chose et de ne plus retrouver la bonne étincelle. Donc nous avons laissé tomber. Quasiment la veille de la signature chez Virgin...
La veille !
Oui, ils ont dû trouver des musiciens très vite, dont Pierre Thomas (batteur actuel de Frakture). Ce n’était pas correct j’en conviens. Le temps a ensuite passé, et en 2004, je suis remonté sur les planches des Transmusicales avec SPSE. J’avais avec moi, Frédéric Renaud (Les Nus/MDS), Pierre Cornaud (Marc Seberg), Karels et Philippe Rérolle. Même si le concert a été bien accueilli, j’avais perdu mon feeling et j’ai raccroché.
(Sergeï Papail en concert aux Transmusicales de Rennes en 1984 - Photo Richard Dumas)
Entre 1984 et 2004, le seul truc que tu feras sera une musique de film !
Oui, en 1993, on m’avait demandé de la composer pour un court métrage (avec le réalisateur et acteur Eric Mitchell qui avait joué pour Jim Jarmush). Un moment particulier que j’ai découvert avec plaisir. Je discutais des scènes, des ambiances avec Eric, et il fallait mettre tout ça en musique. Les influences au final étaient très Sadiennes, minimalistes, cold jazz, avec une trompette très underground. Un grand moment. Puis j’ai été invité à travailler sur un requiem contemporain dans le cadre d’un festival de musique contemporaine à Rennes. Je chantais en allemand avec une chanteuse soprano qui reprenait les contre chants en latin. Un exercice difficile. J’étais mort de trac devant un parterre de 300 personnes…
Et puis vers la fin des années 80, j’ai travaillé sur un projet avec un ancien musicien du groupe rennais Evening Legions. Le résultat était très proche d’une sorte de Tears for Fears à la française. Nous avions de vrais hits qui nous ont valu d’être appelé par CBS/Epic pour les enregistrer dans leurs studios à Neuilly avec un producteur. Le contrat était signé mais l’éditeur a lâché. Finalement c’était aussi bien comme ça...