Je suis parti à Londres en 1976 pour étudier : j’avais piqué trop de disques à Paris et j’avais des problèmes avec la police (rires). J’avais un plan par mon père pour devenir apprenti dans un studio de dessin animé, le studio Dragon. J’étais un vrai passionné de BD et j’ai toujours aimé dessiner.
À Londres c’était la grande époque du rock punk ?
C’était avant la période punk. Mais c’était incroyable : il y avait des concerts tous les soirs. J’ai vu plein de groupes à l’époque ! Je le raconte un peu dans mon dernier livre, « Carnets exceptionnels de mes voyages » qui est le recueil de mes dessins de voyage : Londres, la Jamaïque, le Yémen, l’Afrique… Et puis ce qui devait arriver est arrivé : j’ai monté moi aussi un groupe punk : Private Vices. D’ailleurs on prépare la réédition de notre single. À Londres très vite je me suis retrouvé très vite à écrire pour le magazine Best qui se vendait beaucoup à l’époque, on tirait à 180.000 exemplaires par mois. Bref, mes premiers articles ont très bien fonctionné et d’une carrière de musicien et de dessinateur, qui étaient mes souhaits, je me suis retrouvé embarqué dans un boulot de journaliste. Grâce à ça j’ai rencontré pleins de groupes et de musiciens. Comme je jouais souvent en première partie de groupes comme les Pretenders ou Generation X je faisais vraiment partie de la scène punk et post punk. C’est une époque particulière parce que ce travail de journaliste a fait de l’ombre à mes activités d’artiste et de musicien. Mais c’était intéressant, je travaillais aussi pour Europe 1 avec Pierre Lescure…
( Private Vices au Marquee Club, le 14 août 1979 en première partie des Ruts. De gauche à droite : Noggin, Bruno Blum, Antoine Heidler, Christov Ruhn. – Crédits photo : Jean-Bernard Sohiez)
Tu as été journaliste à Best jusqu’à quand ?
Best s’est arrêté en 1994 et j’ai été jusqu’au bout, notamment avec un spécial reggae dont j’ai été le rédacteur en chef cette année-là. J’ai arrêté d’être correspondant à Londres en 1981 et je suis rentré en France en 1982 au bout de plus de six ans et beaucoup de voyages. Entre temps j’avais rencontré les Stray Cats avec qui j’étais très ami et qui m’ont beaucoup motivé. J’ai beaucoup travaillé la guitare et ce qui est paradoxal c’est que la plupart des gens qui me connaissent pour mon travail de journaliste dans Best ignorent ce que je sais faire avec une guitare.
Ne penses-tu pas que tu as fait partie de la dernière génération de grands rock critique ? La preuve la plupart d’entre vous sont devenus des écrivains !
Je ne connais pas de « génération actuelle de rock critiques » ! Ce qui était intéressant à l’époque ce n’était pas le style des rédacteurs, c’était la musique et l’importance qu’elle avait pour les gens. Je ne me suis pas intéressé à ça comme à un travail d’écriture. Ce qui comptait c’était de trouver les artistes intéressants et de les faire découvrir au public. J’avais une personnalité certaine mais je pense que quand j’écrivais dans Best mon style était vraiment immature et qu’il ne s’est vraiment formé que plus tard. Par contre, à l’époque, dans la presse rock, en France ou en Angleterre, il y avait de la place pour écrire ! Aujourd’hui l’information c’est Twitter ou Facebook et quand tu publies sur ces réseaux un truc qui fait plus de 10 lignes, personne le lit ! Attention il reste des endroits où on peut écrire ou publier des livres mais plus les textes sont longs et moins les gens les lisent. À l’époque on pouvait faire des articles de 20–25 feuillets et donc ça offrait vraiment des possibilités …
Pourtant il reste des espaces où l’on peut écrire, notamment sur les blogs ?
Oui, bien sûr mais la majorité d’entre eux écrivent des textes courts qui cherchent à créer des événements, en publiant des fausses nouvelles et en créant des polémiques. Le public est exposé à ça. Il faut ajouter que la musique est devenue commerciale : c’est devenu une source de revenus importants pour différentes personnes. Les véritables artistes dont je fais partie sont ignorés. Moi la plupart du temps on ne m’invite que pour mon travail sur les rééditions. C’est étouffant d’être artiste aujourd’hui si tu n’es pas soutenu par un grand groupe. On n’a pas accès à la promotion, aux médias, donc on n’existe que pour un public restreint et la qualité importe peu mais moi c’est ce qui m’intéresse. Il y a des moyens alternatifs de se faire connaître avec des gens comme toi, mais ce n’est pas comparable avec le travail que pouvait faire un journal comme Best . Ça donnait vraiment envie de lire et de s’intéresser à des artistes. On était relativement indépendants. Dans ces journaux il y avait des gens qui faisaient des expériences d’écriture proche de la Beat Generation comme Patrick Eudeline ou Yves Adrien… C’était intéressant d’un point de vue littéraire : c’était ce que l’on a appelé après le style « Gonzo » ou l’auteur se mettait en scène ! Je faisais ça spontanément, c’était notre culture et ça collait bien au sujet.
(Bruno Blum avec sa Remington portative à Paris en Août 1983 à Paris, place Adolphe Max – Droit réservé)
C’est une technique que l’on connaissait déjà avec des écrivains Hunter Thom son ou Norman Mailer ?
J’ai découvert Hunter Thompson en 1980 avec Hell’s Angel s et c’est vrai que j’ai adoré, quand à Norman Mailer je viens de traduire un livre de lui « Hipsters ». Je connais le sujet. À l’époque Manœuvre ou Garnier faisaient ça et je ne me suis pas posé plus de questions, j’ai fait pareil. Comme un aventurier raconte son voyage en Papouasie. Laurent Chalumeau, qui était un de mes lecteurs, a voulu devenir correspondant à New York, un peu comme quand j’étais correspondant à Londres et lui aussi a adopté ce style… Tout ça pour dire que lui et plein de critiques de rock de l’époque comme Michel Embareck ou Philippe Lacoche, qui sont devenus écrivains par la suite, ont adopté ce style et je suppose que ça a eu une influence sur le style littéraire d’aujourd’hui.
(Bruno Blum et Youri Lenquette à gauche - Promenade des Anglais à Nice Août 1982 -
Droit réserv é)
Qu’est-ce que tu as fait quand tu es rentré en France ?
Je suis rentré en France en 1982 et là j’ai monté un groupe de rock avec le photographe Youri Lenquette qui écrivait dans Best à l’époque et comme il était niçois on a fait la manche sur la promenade des Anglais en face du casino Ruhl pendant tout l’été. On a même fait un concert à Paris au Rose Bonbon. J’ai commencé à donner des concerts un peu partout cet surtout au Gibus grâce à Jiří Smetana. À l’époque je jouais souvent avec le Baron (guitariste français qui a joué avec Ici Paris ou Raphael Ndlr ) et ça marchait bien. J’ai monté un quatuor vocal qui s’appelait Les Amours qui a pas mal joué, jusqu’en Espagne. Bon, ça n’a pas duré … Mais j’ai continué à jouer et j’ai enregistré un premier album sorti en 1989 chez New Rose avec un single prémonitoire qui s’appelle « Ça bouge sur la place Rouge ».
Sur cet album il y avait des morceaux de reggae que tu avais enregistré en Jamaïque et tu avais raconté cet épisode dans un article ?
C’est incroyable l’impact que cet article a pu avoir ! J’ai toujours été un fan de reggae et dès que j’ai pu j’ai fait découvrir cette musique et certains de ces artistes comme Steel Pulse mais aussi le ska avec Madness et tous ces groupes Two-Tone… Quand je suis rentré en France j’ai continué à écrire sur le reggae et dès que j’ai pu aller en Jamaïque je n’ai pas raté l’occasion de pouvoir y enregistrer.
Tu as enregistré sept albums très marqués notamment par le blues des années 60 ?
Quand j’étais gamin, j’étais fan de Johnny Winter, d’Alvin Lee et de Jimi Hendrix. J’adorais aussi Rory Gallagher mais ces trois-là étaient vraiment mes préférés. Oui ma musique vient beaucoup du blues. Quand je suis arrivé à Londres j’ai beaucoup écouté des musiques noires comme celle de Fela, qui m’a marqué et par la suite j’ai fait un album à Lagos avec ses musiciens. Ça m’a éloigné du public qui allait plutôt vers des musiques noires jouées par des blancs alors que moi je m’intéressais aux musiques originelles. Il y a souvent un désintérêt de la part du public pour ces musiques alors que moi je plongeais dedans. Quand j’ai sorti mon premier album il y avait une face rock et une face reggae et ensuite j’ai continué comme ça. Par exemple, mon album au Nigeria avec les musiciens de Fela est passé totalement inaperçu dans la presse sauf trois lignes dans Rolling Stone et des diffusions quotidiennes sur France Inter dans le Pop Club de José Artur. Pourtant à ma connaissance je suis le seul à avoir enregistré dans le studio de Fela avec ses musiciens. On le trouve sur ma page bandcamp.com
Tu as beaucoup aidé à faire connaitre le reggae avec notamment beaucoup de livres. Comment cette culture est entrée dans ta vie ?
Je me suis vraiment intéressé au reggae en 1976 avec des disques de Bob Marley. Quand je suis arrivé à Londres je trainais souvent près de la maison de disques Virgin à Portobello Road et je récupérais des disques dans leurs poubelles (rires). C’est comme ça que j’ai découvert Peter Tosh et U Roy. Quand j’allais prendre mon bus pour aller bosser au studio d’animation, devant l’arrêt il y avait le magasin disque historique du reggae R and B Records à Stamford Hill, au nord-est de Londres. Un jour je suis rentré dans le magasin. Là j’ai découvert pleins de trucs et il y avait aussi de la pub pour des sound systems reggae de Londres. À l’époque aucun blanc n’y allait. C’était incroyable ! Il y avait pourtant des liens entre le reggae et le punk : j’en avais parlé avec Joe Strummer qui adorait ça. Dans mon groupe en plus, il y avait deux métis et on écoutait beaucoup de reggae et de ska. On en jouait en répétition mais jamais sur scène. Ce qui pour moi a été une erreur.
(Bruno Blum et Lee Scratch Perry à Zurich en 1994 - Photo Marc Tourtchaninoff )
(Bruno Blum et Linton KwesiJohnson, à Londres en 2009 - Photo Roger Steffens)
Tu sais pourquoi les grandes stars du punk anglais aimaient tellement le reggae ?
Johnny Rotten (chanteur des Sex Pistols NDR) venait de Finsbury Park et là-bas il y avait beaucoup d’Irlandais et de Jamaïcains, donc cette musique il l’avait toujours entendue : c’était naturel pour lui ! Les groupes de rock anglais qui avaient influencés les punks comme T-Rex étaient un peu… limités ! Ça tournait un peu en rond alors que le reggae c’était plus large, plus ouvert, plus intéressant : c’est une culture très vaste. En plus les musiciens jamaïcains étaient vraiment forts alors que les punks étaient limités techniquement.
Le reggae c’est ta culture, ton mode de vie ?
J’ai eu une phase dans les années 90 où j’étais vraiment là-dedans. Je suis quand même allé huit fois en Jamaïque, j’y ai tourné un film, des clips, j’ai écrit pas mal de livres sur le sujet … Bon, je dois dire que j’ai arrêté de fumer 1988, ce qui m’a mis un peu à part… J’ai eu une période où je disais que j’étais rasta parce que les Rastas disent que le messie réincarné est Haïle Sélassié (dernier empereur d’Ethiopie NDR ). Pour eux c’est le dirigeant légal de la terre, donc le roi de tous les hommes, donc de moi inclus. Comme je parlais pas mal la langue, j’arrivais à communiquer et comme ça j’étais proche des gens à chaque fois que j’allais là-bas. J’ai sorti un super album de reggae qui s’appelle Nuage d’Éthiopie [voir Bruno Blum sur bandcamp.com], j’ai fait un album avec les Wailers, j’ai réédité la période du milieu de la carrière de Bob Marley avec 240 titres dont plus de 100 inédits, j’ai mixé un album entier de Marley et réalisé plusieurs albums de Gainsbourg reggae… À cette époque de ma vie j’étais à fond là-dedans et naturellement j’ai assimilé leur spiritualité. J’ai beaucoup fait de rééditions, et elles ont bien marché. J’ai naturellement beaucoup écrit dessus aussi… Bon maintenant je ne vais plus en Jamaïque : ce qu’il se passe là-bas ne m’intéresse plus trop.
Tu fais beaucoup de rééditions, notamment avec Frémeaux (maison de disque spécialisée dans les rééditions d’enregistrements rares et à vocation culturelle NDR) . Comment fais-tu pour faire un tel travail ?
J’ai déjà pas mal de disques et puis on m’en prête : j’ai un réseau de collectionneurs. En fait je suis pote avec des gens qui aiment plusieurs genres de musique. Aujourd’hui je dirige trois collections chez Frémeaux, dont une qui est consacrée à la musique des Caraïbes et qui propose des titres depuis 1939, parfois en coédition avec le musée du Quai Branly. Je travaille de plus en plus avec les musées nationaux. Je réalise une collection sur l’histoire du rock. Et j’ai également édité des coffrets thématiques sur l’avant-garde au XXe siècle, l’esclavage tel qu’il a été évoqué en musique ou encore le coffret officiel de l’expo Beat Generation au Centre Pompidou. Et beaucoup d’autres. Il faut savoir qu’en Jamaïque dans les années 50, il y avait du blues, du rock et du jazz… C’était le seul pays au monde qui faisait ça avec les États-Unis. J’ai fait des coffrets sur tout ça. Dans les autres îles il y avait aussi beaucoup de musique, notamment en Haïti ou j’ai sorti notamment un coffret fabuleux de musique vaudou !
Ça se passe comment d’un point de vue technique pour ces coffrets ?
Ce sont les enregistrements originaux. C’est un travail qui a une vocation ethnomusicologique : les premiers témoignages enregistrés de ces musiques ! Tu te rends compte que cela risque de rester les seules traces discographiques de ce qui s’est passé à l’époque à Haïti par exemple. Je fais ça pour chaque île des Caraïbes : en ce moment je travaille sur Cuba. Ça s’est mon boulot au quotidien ! J’ai un master en musique, création, musicologie et société.
Je sais, on en parlera après mais est-ce que le fait de travailler sur ces musiques cela a influencé la tienne ?
Évidemment ! Mon dernier album, Culte , a été enregistré aux États-Unis, en France, en Jamaïque, au Yémen et dans différents pays d’Afrique : l’Érythrée, le Congo et le Cameroun [voir Bruno Blum sur bandcamp.com]… J’ai enregistré des chansons francophones avec ces influences du monde. Il y a notamment du vaudou parce que le thème de l’album c’est les cultes afro-américains. J’ai fait un clip vidéo avec Pascal Le Gras (illustrateur des pochettes de The Fall notamment Ndlr) qui a utilisé mes dessins sur la chanson « Papa Legba », une divinité Vaudou, le dieu du carrefour. C’est la vraie histoire de Robert Johnson qui a rencontré le diable dans un carrefour, c’est pas le diable, ça c’est une façade chrétienne colonialiste. Celui qui a rencontré Robert Johnson, c’est Papa Legba, la divinité vaudou que l’on trouve dans les carrefours. C’est lui qui voit où tu vas et qui observe si tu fais le bien ou le mal, si tu vas à gauche ou à droite, quel choix tu fais ! Dans ma chanson, qui est très travaillée, il me parle et je transmets ce qu’il dit avec ma propre bouche. Je le décris comme étant un extraterrestre (rires). J’ai beaucoup étudié la question. Ma chanson est construite sur un rythme "papa legba" que l’on joue en ouverture des cérémonies vaudou et dans cette chanson je m’adresse aux vivants pour leur faire du bien.
https://www.youtube.com/watch?v=R1pTPfYCDBI
Tu es allé dans chaque pays pour enregistrer ?
"Papa Legba" a été enregistré à Paris avec un batteur martiniquais, Érick Borelva. J’ai aussi enregistré avec les vrais rastas de Paris, on a fait une version nyabinghi de « Nuage d’Éthiopie » avec Joseph Selbonne, Nono Nobour et d’autres gars. J’ai aussi enregistré avec des musiciens Congolais, Seck Bidens…
Ton disque est une invitation culturelle à l’Afrique ?
Oui mais il n’y a pas que ça : ça parle aussi d’un voyage en Toscane dans « J’écoute les oiseaux »… D’ailleurs je sors en même temps un livre, Carnets exceptionnels de mes voyages [aux éditions Magellan NDR] : ce sont mes dessins de voyages… n’oublie pas que je suis dessinateur.
(Couverture du livre « Carnets exceptionnels de mes voyages »)
Tu ne joues plus du tout du rock ?
Pas du tout, j’en joue tout le temps. J’ai sorti l’album Rock n roll de luxe en 2017. Le rock fait partie de ma vie. Je compose du rock, je suis guitariste soliste. Je réédite aussi les grands pionniers du rock comme Fats Domino chez Frémeaux. J’ai fait des coffrets sur la Beat Generation , ce genre de chose… Quand je fais des concerts aujourd’hui je joue autant de rock que de blues ou de reggae. Pour moi il n’y a pas de différence, ce sont des musiques de rythme américaines. Ce qui compte c’est de savoir jouer et de savoir composer de bonnes chansons non ?