Peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Nicolas Sauvage, j’ai quarante-sept ans et je vis à Besançon. J’ai été disquaire pendant 20 ans. A présent je travaille pour une salle de concerts dans laquelle je suis chargé de médiation culturelle. Je donne également quelques cours ainsi que des conférences sur l’histoire de la musique, principalement dans les salles du Grand Est.
Tu as écrit deux livres : un sur Paul Weller et l’autre sur Damon Albarn, pourquoi ces deux artistes ?
Déjà pour combler un manque ! Paul Weller a une quarantaine d’années de carrière et il n’y avait rien sur lui en France. C’est un personnage central de la pop britannique. Cela m’a semblé important de laisser quelque chose autour de ce musicien. Il y avait beaucoup à raconter. Comme je suis assidûment sa carrière depuis plus de trente ans, je me sentais légitime pour l’écrire.
Et Damon Albarn ?
C’est un peu pour les mêmes raisons. Il n’y avait rien sur lui en français et le cumul des deux livres me semblait pouvoir offrir une vraie vision avec les différentes ramifications de la pop britannique. Ce sont des parcours assez singuliers. Cela offre un regard assez large qui dépasse largement la pop musique, je pouvais circuler dans un paysage assez vaste. Je crois que cet aspect polymorphe, commun aux deux artistes, est un rêve pour tout auteur.
On parle de deux artistes qui sont totalement britanniques, Damon Albarn a eu un tube avec Blur (Boys and Girls, ndlr) mais avec Weller on est vraiment dans une niche. Tu avais conscience que tu t’adressais à un public assez restreint ?
C’est sûr que dans le cas de Weller on est un peu dans une niche. En France, le grand public ne le connaît pas. Je savais avant de commencer que je m’adresserais à un lectorat assez restreint. La motivation n’était pas de toucher le grand public mais de tenter un travail sérieux sur une carrière incroyable en espérant offrir un bon résumé à ceux qui n’auraient pas poussé au-delà des Jam ou du Style Council. Damon Albarn est beaucoup plus identifié que ne l’est Paul Weller en France. Blur et Gorillazont accumulé de nombreux hits. Ce n’est pas du tout la même problématique. Pour de nombreuses personnes, Weller reste l’ancien leader des Jam. Le cas d’Albarn est un peu différent...
Les deux peuvent-ils être rattachés à la culture Mods ?
Aucun doute pour Paul Weller. Damon Albarn est assez loin de cette culture. S’il a puisé son inspiration chez des musiciens liés de près ou de loin au modernism, cela n’a duré que très peu de temps. Si on regarde attentivement son parcours, ce n’est une petite parenthèse. La vague Britpop s’étend de 1994 à 1997. Après cette date, Damon Albarn n’a plus grand-chose à voir avec la pop britannique traditionnelle. Cela a été une inspiration pour l’ensemble de la scène britannique sur cette période mais finalement, c’est surtout Graham Coxon, le guitariste de Blur, qui était déjà amateur des Jam à l’adolescence. N’oublions pas qu’il a appris la guitare pour pouvoir jouer « Aunties & Uncles » ! Albarn a surtout réagit à l’invasion du grunge en brandissant l’héritage britannique et ce, bien au-delà de la seule culture mod
Ne penses-tu pas que Paul Weller est l’une des plus grandes icônes culturelles en Grande Bretagne ?
J’en parle longuement dans le livre. Il est à l’origine du revival Mod avec les Jam. Il devient rapidement un porte-parole générationnel. Il deviendra également très politisé en critiquant Margaret Thatcher et le gouvernement conservateur dans son ensemble. Son engagement politique a été très important, mais je souhaitais me concentrer sur la musique avant tout même si, à titre d’exemple, l’épisode du « Red Wedge » avec le Style Council est largement évoqué.
Paul Weller est quelqu’un qui a su se remettre en cause régulièrement : les Jam, le Style Council , puis sa carrière solo, il repart sur de nouvelles bases à chaque fois.
C’est vrai, même si entre les Jam et le Style Council, il y a des passerelles évidentes, notamment sa passion pour la soul. Il était persuadé qu’il avait emmené le groupe le plus loin possible et que ses deux acolytes Bruce Foxton et Rick Buckler n’étaient pas les plus capables de l’emmener vers une forme de soul music plus contemporaine. Si on écoute les derniers enregistrements des Jam et les premiers Style Council, la rupture n’est pas si évidente. Il y a une logique. Par contre, quand il commence sa carrière solo, il repart vraiment à zéro mais il n’a pas le choix : il s’est fait virer de Polydor qui a n’a pas compris le virage house du Style Council. Ce retour progressif vers le public constitue l’un des come-back les plus émouvants et réussis qu’est connue la pop anglaise.
As-tu essayé de rencontrer ses proches pour écrire ton livre ou t’es-tu servi uniquement de tes archives ?
Je suis parti de mes connaissances personnelles et de trente ans d’immersion dans le vaste monde de Weller ! Je pense que je connais plutôt bien le sujet. J’ai beaucoup d’archives audio, de presse écrite, et je connais très bien le travail des musiciens qui l’ont entouré au fil des années. De fait, les réponses aux questions que j’aurais pu poser à des gens comme Steve White ou Steve Cradock (le guitariste de Weller, ndlr) se trouvaient dans la presse ou dans les disques.
Mais tu l’as rencontré Paul Weller ?
Je l’ai vu sur scène de nombreuses fois mais je ne l’ai pas rencontré. En revanche, je lui ai envoyé le livre pour qu’il en ait connaissance. Andy Crofts, son bassiste actuel, m’a confirmé que le bouquin était sur le bureau de Black Barn, le studio personnel de Weller. Je n’ai jamais eu de retour sur ce travail, mais nous savons que la France n’est pas forcément une priorité dans la carrière de Weller. Il existe quelques ouvrages sur le sujet en Angleterre et j’imagine qu’un livre écrit en français relève de l’anecdote.
Pourtant au début du Style Council il fait souvent référence à la France ?
Avec le EP The Style Council In Paris, Il a effectivement fantasmé sur le Paris des années 50/60. Il était alors en pleine immersion mod et les images de la Nouvelle Vague, le chic Français, les disques comme celui du Modern Jazz Quartet intitulé Place Vendôme, les fameuses Gitanes qu’il fumait avec un air dégagé... Beaucoup d’images rattachées à notre pays ont effectivement accompagné les débuts du Council. Avec le recul, cette fascination passagère peut faire penser à celle qu’entretenait David Bowie vis-à-vis de l’Allemagne en 77. Je crois que, dans le cas de Weller, c’était également une bonne occasion pour se débarrasser du personnage anglo-anglais qu’il incarnait au sein des Jam .
Pour Damon Albarn c’est un peu différent : c’est un aventurier de la musique ! Il est parti de la Britpop et il va finir dans la musique africaine.
Tout à fait, dans son parcours la Britpop est presque accidentelle. Sans le Grunge et cette domination de la culture Américaine au début des années 90, il n’aurait sans doute pas ressenti la nécessité de renouer avec les fondamentaux de la pop anglaise. Il a eu le nez assez fin pour comprendre ce qui se joué à cette période. Il a donc plongé dans le coffre à souvenirs de la pop britannique pour en extraire les ingrédients qui allaient constituer le Britpop. Bowie, les Kinks, Les Jam, Madness, Les Specials, le Pink Floyd de Syd Barrett... Sans aller jusqu’à dire qu’Albarn fut un calculateur froid au cours de cette période, il faut bien avouer qu’il s’est largement servi chez ses ainés. Cela étant, il l’a fait avec un talent indéniable. Les premières expériences musicales d’Albarn sont liées à la musique classique. Au sein du foyer familiale, on écoutait beaucoup de world music, en particulier la musique africaine et Indienne. Son ouverture à différents styles musicaux, celle qui étonne tant aujourd’hui, trouve sa source dès ses premières années. Au regard des trente années d’activités d’Albarn, la Britpop occupe effectivement une place mais je pense que l’œuvre de l’homme prend tout son sens et sa valeur en l’observant dans son ensemble. Alors oui, on peut évoquer l’idée d’aventurier même si celle de voyageur me semble plus adaptée à son cas. Cependant, il semble qu’une partie du grand public souhaite maintenir Albarn dans le rôle du compétiteur à grande gueule des années Britpop.
Il y aura cette rivalité entre Blur et Oasis, montée en épingle par la presse, mais lui il est déjà ailleurs, non ?
C’est vrai que cet affrontement entre les deux groupes me semble assez vain... J’en parle longuement dans le livre et je propose l’idée selon laquelle cette guerre médiatique et commerciale perdue face à Oasis est finalement ce qui pouvait arriver de mieux à Damon Albarn. Il me semble raisonnable de dire qu’il a été simultanément contraint et désireux de passer à autre chose. L’évolution a dès lors pris un autre sens. De 13, le sixième album de Blur au premier Gorillaz quelques mois plus tard, c’est tout le mode opératoire du Damon Albarn tel que nous le connaissons qui se met en place. Sa désolidarisation de la Britpop était la meilleure chose à faire et l’avenir lui donnera raison. En 1997 la Britpop s’éteint, mais Albarn est déjà ailleurs.
Dans ton livre, tu parles aussi de la rivalité entre Suede et Blur ?
Et oui ! C’est une rivalité à la fois personnelle et professionnelle, puisque la compagne d’Albarn, Justine Frischmann (chanteuse et guitariste du groupe Elastica, ndlr) est l’ancienne compagne du chanteur de Brett Anderson, le chanteur de Suede. Cette animosité entre les deux groupes est également un bon exemple de ce besoin très anglais d’être le groupe le plus reconnu, le plus célébré, il n’y a pas de place pour deux numéros 1 dans l’arène de la pop anglaise …
Il y a un point commun entre Damon et Albarn et Paul Weller, ils s’aperçoivent tous les deux que le format de groupe est limité. Albarn va imaginer Gorillaz et Paul Weller, avec le Style Council, va opter pour la formule d’un collectif, comme si le format groupe les bridaient !
Absolument. Ils ont aussi en commun d’avoir été immensément populaire avec leur premier groupe et de s’être sentis prisonniers d’une image et d’un style figé. Ils ont tous deux retrouver une totale liberté artistique en s’écartant de la formule de groupe classique. Par la suite, l’un comme l’autre ont multiplié les collaborations et veillé à tenir à distance la routine.
C’est là où leurs parcours évoluent. Paul Weller devient un artiste solo et renoue avec ses bases mod alors qu’Albarn visite différents territoires, notamment avec The Good, the Bad and the Queen ou avec cet album solo qui le représente pleinement.
Oui, cet album solo est vraiment représentatif de ce qui en fait un songwriter singulier. Ce qui est très touchant dans ce disque, c’est son aptitude à briller avec un minimum de moyen. On pouvait s’attendre à un album ultra produit, chargé voire démonstratif et on a eu exactement l’inverse. Un disque dépouillé et personnel qui repose uniquement sur son songwriting, mais qui reste d’une grande finesse et d’une richesse remarquable. Ce type d’album est assez difficile à réaliser. Il s’en dégage une sérénité et surtout, une grande humilité, une notion rarement associée à Damon Albarn... C’est quelqu’un qui n’a pas trop de soucis d’égo, il s’aime bien (rires).
Il y a deux groupes qui reviennent souvent dans le livre : Madness et The Specials. Les deux sont foncièrement britanniques et assez proches de l’univers de Weller. Est-ce que tout cela ne ferait pas d’Albarn le fils spirituel de Weller ?
Pas vraiment, Albarn est pour moi plus proche d’un Jerry Dammers ou d’un Terry Hall. Il a été très marqué par son passage dans un quartier multiculturel lorsqu’il était enfant. Ce brassage culturel, c’est quelque chose que l’on retrouve précisément chez les Specials, un groupe dont on perçoit l’influence à de nombreuses reprises dans la carrière d’Albarn… Je lui trouve également des points communs avec le Clash de la période Sandisnista. Ce n’est pas anodin s’il travaille régulièrement avec Paul Simonon. Le lien entre ces musiciens apporte un contraste avec l’Angleterre de Morrissey. Dans le monde d’Albarn, l’Angleterre est autant celle de Ray Davies que celle de Dizzy Rascal. De ce fait il revendique ce large brassage culturel qui fait de l’Angleterre ce pays un peu à part. Je pense que Plastic Beach de Gorillaz ou Merrie Land de The Good The Bad & The Queen permettent de se faire une bonne idée de l’Angleterre vue par Alabrn.
Pour tes deux livres tu as fait appel à deux journalistes pour les préfaces : Nicolas Ungemuth, qui défend Weller en France depuis trente ans, notamment dans Rock & Folk. Pour Damon Albarn, c’est Christophe Basterra, un ancien de chez Magic RPM qui écrit aujourd’hui pour Section26. Pourquoi eux et pas des Anglais ?
Je suis Français, j’écris en français, pour un public français et c’est une publication française ! Je suis resté dans cette logique et les choix se sont imposés d’eux-mêmes. Nicolas Ungemuth défend effectivement Weller depuis longtemps en faisant un travail remarquable. Par ailleurs, c’est quelqu’un qui connait très bien cette culture modernist à laquelle se rattache le personnage. Lorsque j‘ai terminé l’écriture, je savais qu’il serait un lecteur idéal pour juger de la pertinence de mon travail. Je lui ai donc envoyé le texte et proposé de faire la préface si cela lui plaisait. Le résultat l’a convaincu et il m’a fait l’honneur de préfacé le livre. Pour Christophe Basterra que je lis avec grand plaisir depuis trente ans, c’est un peu différent. J’avais été très marqué par un dossier consacré à Weller qu’il avait mené brillamment dans les pages de Magic Mushroom (l’ancêtre de Magic RPM) à l’automne 92. Du haut de mes 19 ans, je me suis dit : Voilà un homme à suivre (rires). Par la suite, Magic a largement couvert le phénomène Britpop et Christophe Basterra a régulièrement écrit sur Blur avec un point de vue que je partage. La suite de ma démarche fut la même que pour Nicolas Ungemuth, je l’ai contacté pour lui demander si l’idée de préfacer un livre sur Albarn pouvait retenir son attention. Je suis très touché qu’il ait accepté car finalement, j’ai eu la chance d’échanger régulièrement avec lui par la suite et, en plus d’être l’auteur de textes qui ont marqué mon parcours personnel, c’est un homme charmant et plein d’attentions. Je n’ai vraiment pas à me plaindre de ces deux préfaces !
Tu avais déjà écrit avant ?
J’écris sur la musique depuis très longtemps. Des textes assez courts en général et uniquement pour moi ! Il m‘a fallu des années pour me convaincre que je pouvais être légitime à écrire pour quelqu’un d’autre... L’essentiel de mon activité au quotidien repose plutôt sur l’oral.
Quels sont tes projets et pas seulement au niveau écriture, je sais que tu fais aussi de la musique ?
Oui, je joue un peu... je suis vraiment dans la musique 24h sur 24 depuis plus de trente ans (rires). Mon but est vraiment de faire partager ma passion pour la musique ! je n’ai pas de projets très précis en termes d’écriture. Pour l’instant j’essaye de « faire vivre » mon livre sur Albarn qui est sorti il y a peu …. J’écris aussi un peu pour moi mais sans savoir si ce sera pour un livre, pour des articles à droite et à gauche ou pour terminer dans ma corbeille après relecture … On verra bien !
Le livre sur Damon Albarn est né du confinement ?
J’avais l’idée depuis un moment ! Je suis la trajectoire de Damon Albarn depuis le premier single de Blur. J’ai ainsi accumulé pas mal d’heures d’écoutes, de lectures, d’observations et de réflexions. J’avais déjà commencé à écrire quelques pages et quand le confinement est arrivé je me suis dit que c’était le bon moment pour tenter d’aller au bout de ce livre.
Quel disque de Paul Weller, sur l’ensemble de sa carrière, tu conseillerais pour aborder le personnage ?
Impossible de répondre sans regretter par la suite ! Pour le néophyte, Il y a une compilation de singles intitulée Hit Parade qui est plutôt bien faite. Sinon, Sound Affects des Jam peut être une belle porte d’entrée.
La même question pour Damon Albarn ?
Encore plus difficile ! Allez, je vais dire The Magic Whip, le dernier album de Blur. C’est un beau portrait du personnage.
Est-ce que tu vois des gens en France à qui on pourrait comparer Damon Albarn et Paul Weller ?
Non, pas vraiment. Il y a des gens comme Serge Gainsbourg ou Alain Bashung qui ont touché à des styles variés, avec plus ou moins de réussite, mais avec cette volonté de s’aventurer dans des territoires nouveaux. Ce ne sont pas les seuls, mais ce sont les deux exemples qui me viennent spontanément à l’esprit. Ceci étant, ce n’est évidemment pas la même famille musicale ! La pop n’est pas vraiment la plus grande des spécialités françaises.
Tu penses qu’ils vont aller vers où, musicalement, Paul Weller et Damon Albarn maintenant ?
Weller poursuivra jusqu’au bout ! Il vieillira peut-être comme un vieux bluesman ou avec son groupe actuel, ce que je ne lui souhaite pas (rires) ! Je trouve qu’il est allé au bout avec sa formation actuelle, ça ronronne un peu (rires). Quant à Albarn, il est imprévisible il va continuer les collaborations je suppose… Ce sont des gens qui ont encore des choses à dire et pour Weller cela passera nécessairement par ce changement d’environnement personnel qui me semble un peu figé.
Que veux-tu dire pour la fin ?
Avec un peu plus de 900 pages au cumul, je crois que tout ce que j’avais à dire sur ces deux musiciens est dans les livres (rires). J’espère seulement que ces écrits donneront envie de les (re)découvrir, ce serait la plus belle des reconnaissances.
Les Jam ne se reformeront jamais ?
J’espère que non ! Il n’y a aucune raison de le faire, l’histoire du groupe est impeccable, il faut la laisser ainsi.
Life From A Window, Paul Weller et l’Angleterre Pop (529 pages-Camion Blanc/2019)
Damon Albarn, l’échappée belle (411 pages-Camion Blanc/2020)