Gilbert Artman : un musicien instinctif et inspiré

vendredi 12 février 2021, par Franco Onweb

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Il existe plusieurs sortes d’artistes : les travailleurs, ceux qui récitent la leçon et les aventuriers ! Gilbert Artman fait partie de ces derniers. Depuis les années 70 il a participé à un grand nombre d’aventures musicales, qui ont le point commun de dépasser les cadres « obligatoires » de la musique. Que ce soit avec Lard Free, Catalogue, Urban Sax ou aujourd’hui avec le Cool Feedbacck Quartet, il a su mettre en place une nouvelle dimension à la musique.

Ce musicien de Free Jazz extrêmement novateur a bien voulu me raconter ce qui l’avait emmené à la musique et comment s’était construit peu à peu cet espace de liberté qu’il a lui-même inventé. Gilbert Artman est un de ces nombreux trésors cachés que la musique d’ici a su créer et sa présence sur ce site est plus qu’un plaisir pour moi, c’est une fierté ! En fin de l’interview vous pourrez découvrir une vidéo inédite de Archie Patterson qui un extrait du film « Music is Life » où l’on découvre une partie du travail de Gilbert, un grand merci à lui !

Comment est rentrée la musique dans votre vie ?

Beaucoup par la radio, il y avait des émissions de jazz tard le soir que j’écoutais, sans vraiment l’autorisation des parents. C’est une période où la musique Pop et le rock se ressemblait beaucoup, au delà de la musique de variété. Nous allions une fois par an chez des amis à Paris, et j’ai eu l’occasion de voir Paul Anka, avec un grand orchestre à l’Olympia, je devais avoir 14 ans. A cette époque, j’ai eu la chance d’avoir le choix entre un électrophone et une bicyclette. C’était l’époque des 45 tours et des premières boums. On amenait des disques, on se les échangeait …. Comme j’aimais déjà beaucoup le jazz à cette période, les copains venaient avec des disques de jazz. A cette époque nous avions une amie, plus âgée que moi, qui était inscrite à la Guilde du jazz qui avait beaucoup de très bons disques de blues, de negro spirituals et de be-bop, et c’est grâce à elle que j’ai découvert Charlie Parker qui m’a emmené vers un autre jazz. J’y ai découvert également les 45 tours de Bill Haley et Gene Vincent. C’est passé d’un simple intérêt à une forme de passion. Comme j’habitais un petit village de province (Livarot Ndlr) il fallait aller à la ville (Lisieux ou Caen) pour trouver « Jazz Mag » et « Jazz Hot » qui à l’époque analysaient et décortiquaient ces musiques que j’adorais.

Gilbert Artman sur scène au saxophone avec le Cool Feedback Quartet
Crédit : Eric Parois

C’est-à-dire ?

Il y avait les passéistes, que j’appelais les « HugoPanassiéistes » qui tenaient un discours traditionnel et s’arrêtaient grosso modo au New Orleans, mais il y avait aussi les articles de Boris Vian, de l’étonnant Maurice Cullaz, de l’incontournable Philippe Carles et je pense, les premiers dessins de Siné ?…

C’était la liberté ?

Oui mais aussi des débuts de rébellion…

Pas le rock ?

Non, pas directement… J’ai été happé assez vite par ce jazz de Jimmy Smith ou Ray Charles qui avait un côté un peu blues binaire. Et qui ensuite a été porté merveilleusement par Miles Davis. C’était plus ouvert… selon moi !

Bien sûr (rires), l’écoute de ces différentes musiques, la lecture de ces journaux m’amenait dans un monde où la poésie, la peinture, entraient en résonance … Petite période « initiatique » pour moi..

J’ai pu commencer à jouer un peu de batterie en remplacement d’un batteur dans une « boite de marin » dans le port du Havre, qui me confiait sa batterie pendant ses poses… C’était une batterie de droitier, bien entendu, et comme j’étais gaucher, j’ai dû m’adapter sans en changer la position, grosse caisse et pédale charleston inversée. Ce qui fait que j’ai eu un jeu de batterie contrarié tout le restant de ma vie… impliquant une façon de jouer, une gestuelle un peu différente (et une façon de penser la musique, et de penser tout court, contrariée également…)

Mais ce jazz était là, était très écrit alors que la musique que vous faites après ne l’était pas du tout

C’est seulement arrivé à Paris que j’ai pu davantage baigner dans une musique en construction. Effectivement tout devenait possible, que ce soit en musique poésie, chaque lieu, chaque quartier (bar, boite) trouvait son écriture et sa clientèle. Le free jazz débarquait et pour moi il permettait de briser les codes, les carcans… Bien après l’approche des bruitistes, des lettristes, en même temps que Pollock cette musique pour moi s’inventait dans le reflexe, le geste, l’émotion et le collectif. J’avais de quoi m’émerveiller ! A la Contrescarpe, le jazz et la poésie se fondent.. ; rencontre vécue entre Colette Magnie et François Tusques. Rue de la Huchette : tous les jazz, le théâtre de la Cantatrice Chauve, toujours en représentation, et même la musique arabo-andalouse au restaurant de El Jazair, où cohabitaient danse du ventre et danseurs derviches servant le thé en attraction.. et toutes les petites salles de cinéma..

Tout ce que j’avais pu entendre à travers les émissions de radio et les disques était à portée d’oreille, et plus vrai que nature, dans des lieux de vie enfumés où la musique faisait partie de la vie. Sans plus. Normal.

C’est l’époque où les musiciens de Free américains déboulaient à Paris, en y emmenant leur sensibilité politique, et tout semblait devenir possible.

Comment a commencé le groupe ?

Malgré mon travail, que j’aimais beaucoup et qui me prenait beaucoup de temps, je m’étais offert une batterie d’occasion. Habitant au dessus d’une usine, je ne dérangeais que très peu de voisins. Je n’avais ni le savoir, ni la technique mais j’avais envie de mener cette vie-là en parallèle. A cette période, j’ai tenté d’aller jouer, « bœuffer » avec d’autres musiciens, puis, devenu un habitué de la Cigale, je me suis risqué à jouer avec par ex Benny Water et Jack Butler

Puis j’ai été contacté par les musiciens François Mativet, guitariste, et Philippe Bolliet, sax, pour former un groupe, qui après la rencontre avec Dominique Triloff, deviendra Lard Free. Il se passait énormément de choses à ce moment là avec des groupes de rock, et la rencontre de quelques amis comme François-Robert Lloyd, Philippe Bone, Gilles Yepremian m’a fait en quelque sorte découvrir une autre forme de musique et de sons, en m’emmenant dans leur chemins de traverse… voir des concerts rock à haute énergie ! A savoir les Black Sabbath, Van Der Graaf Générator, MC5

Mais surtout la découverte du Captain Beefhart au Bataclan qui pour moi était une synthèse d’une forme de Free-Rock avec une attitude plus décalée et bienheureuse. Il y avait un batteur (Ed Marimba) qui jouait vraiment différemment, deux bassistes, dont Rocket Morton, formant une sorte de bourdon incantatoire rythmique, les gens sur scène n’étaient pas sérieux et le public semblait plus chatouillant que le public du Free à cette époque. C’était une autre attitude qui ouvrait vers d’autres horizons.

Lard Free, Gilbert Artman en haut à gauche
Droits réservés

Pourquoi ?

C’était la liberté ! On me parlait beaucoup de Zappa qui lui faisait de la musique écrite très sérieusement alors que pour moi Beefhart était beaucoup plus dans le free : il y avait deux basses par exemple. C’était sérieusement pas sérieux (rires).

C’était cette liberté qui vous plaisait ?

Bien sûr mais c’était aussi une période de vie ! C’était Paris aussi..

Mais à l’époque vous saviez que des groupes en Allemagne comme Can et Neue et même l’école de Canterburry en Angleterre, faisaient la même chose que vous ?

Bien sûr, c’est l’époque aussi des premiers synthés. On sentait qu’il se passait autre chose. Le son prenait une autre importance, et la technologie nous amenait vers d’autres univers

Mais le Free Jazz est très technique ?

Absolument mais c’est surtout une musique de réflexe ! C’est Pollock, c’est Artaud, c’est après les Dadas… On tentait autre chose ! Le jazz devait changer ses propres codes… Quand à moi je ne pouvais pas faire autrement, je n’avais pas fait d’études musicales, je devais donc jouer selon mes propres codes… pour moi les gens et l’attitude sont très importants… les notes viennent après

J’ai eu le plaisir de jouer dans ce big band : Opération Rhino, avec quelques-uns des musiciens que j’appréciais, François Tusque, Daniel Dehay (merveilleux ingé-son avec lequel j’ai travaillé sur le disque de Vidéo Aventures) et l’étonnante diva Dialy Karam, grande poétesse performeuse…

On a l’impression que vous et cette génération de musiciens, vous êtes dans la continuité de tous ces gens comme les surréalistes et ces révolutions qui ont lieu à Paris ? Il y a toujours eu des jeunes gens qui proposaient le contrepied de ce que l’Establishment voulait faire ?

C’est une période qui permettait beaucoup et il y avait aussi le désir de s’amuser autrement mais sérieusement. Je ne pensais pas vraiment devenir musicien.

C’est raté (rires)

(Rires) Oui mais je savais que je ne serais pas comme tous les musiciens. C’était une période incroyable ! Quand il y a eu les premiers concerts de ces groupes allemands dont vous parliez, je suis allé les voir - nous ne jouions pas dans la même catégorie, ils avaient le matériel, la maison de disque, le management. Ils avaient des synthétiseurs par exemple et nous n’avions pas ces instruments. Heureusement, on avait un copain qui était bassiste et démonstrateur de synthé chez Gafarel Musique. La patronne nous aimait bien et on allait chercher un ARP 2006, qui était une vraie usine à gaz le samedi soir et il fallait le ramener le mardi matin avant l’ouverture du magasin (rires). Quand on a enregistré le premier disque en Angleterre, on en avait vraiment besoin et il a fallu un prêt exceptionnel (rires). Les choses se passaient vraiment comme ça.

Aviez vous du succès à l’époque ?

Succès … ce n’est pas vraiment le mot.. On a gagné le Tremplin du Golf Drouot (rires). C’est une histoire assez drôle : on jouait dans des salles comme le Gibus. On a tenté le tremplin. On ne jouait pas forcément la musique qui correspondait au lieu. Beaucoup de groupes étaient entre la variété et le rock. Nous étions tellement différents que les gens se posaient des questions. On avait un guitariste qui arrachait tout, et moi une grosse batterie de frimeur (rires). Il y avait un journaliste qui s’appelait Chapiron qui écrivait dans « Rock’n’Folk », il était dans le jury et on a gagné le droit d’enregistrer quelques heures dans le studio de Chappell qui était un éditeur. Cela a été la première expérience d’enregistrement. C’était très rapide : on a branché les micros et on a joué. Grâce à ça on a eu un peu de presse. Par la suite, on a fait quatre albums.

Lard Free en concert pour le tremplin du Golf Drout en 1971
Droits réservés

Mais vous aviez une liberté totale à l’époque. Cela échappait à tout ce que l’on avait connu avant avec une autre façon de concevoir la musique. C’était expérimental ?

Vous savez on venait tous d’univers différents : il y avait un pianiste qui venait du classique, prix du conservatoire Rachmaninoff, un sax qui jouait aussi de la demi clarinette et de la flûte, un guitariste qui pouvait jouer du Django ou du Marcel Azzola en même temps. C’est le moment où une monture de piano que nous avions ramassé sur le trottoir est devenue mon instrument principal. J’avais monté un triangle et un cornet dedans. Je jouais encore de la batterie mais je n’avais plus besoin de batterie avec cette monture… C’était le son !

Suite à un concert au Gibus, un producteur nous a proposé un enregistrement au studio Saravah. On est arrivé avec la monture de piano (rires). On a commencé par faire la base musicale, la contrebasse avec la monture de piano et quand le producteur est arrivé le soir, il a écouté et il a dit à l’ingénieur du son, Daniel Valencienne (qui était un grand ingénieur du son) « c’est intéressant, mais on arrête là » (rires). Le disque de cet enregistrement est sorti 10 ou 15 ans après, avec ces frottements de cordes contrebasse et vibraphone, et le titre « A chacun son Boulez » un hommage à Pierre.. (rires).

Quand vous voyez arriver les punks, qui n’ont pas été aimables avec vous, vous le vivez comment ?

(Rires) Dans la mesure où j’en ai beaucoup connu avant, ça allait ! Nous avons présenté Patrick Eudeline à Robert Lloyd (Asphalt Jungle, ndlr) et je connaissais Rikky Darling, pour lui avoir fait enregistrer une guitare dans le film « A l’ombre de la canaille bleue » de Pierre Clementi , et j’ai proposé Métal Urbain à notre maison de disques pour l’enregistrement de leur titre « Lady Coca Cola » que Richard Pinhas a produit… Je les avais rencontré au Golf Drouot et je trouvais qu’ils avaient la provocation nécessaire à cette période. Ils manipulaient des synthés mais pas comme nous. D’une certaine façon ils redonnaient une ardeur au rock, il y avait une énergie importante laissant l’esthétisme et la technique derrière, c’est-à-dire que cela allait à l’essentiel et c’est bien que parfois les choses aillent parfois à l’essentiel. Sans l’essentiel les choses n’existent plus !

C’était une musique plus basique que la vôtre avec peu d’accords, beaucoup d’énergie et de provocation alors que vous c’était beaucoup d’accords et d’énergie mais peu de provocation gratuite.

Oui, mais il y avait un truc physique en fait ! J’avais vu pas mal de groupes rock qui me plaisaient comme le MC5, il y avait une autre approche où l’on pouvait jouer avec deux cordes. C’était une musique généreuse, et c’était une façon de se mettre en rupture les Hippies.

Vous avez changé plusieurs fois d’instruments : après la batterie vous avez joué du synthétiseur et du saxophone. Pourquoi ?

S’il y a un instrument qui traine, je ne prends que les notes qu’il veut bien me donner. Lors du premier enregistrement de Lard Free, notre chauffeur m’avait dit qu’il y avait un vieux Vibrato disloqué qui trainait dans son bus et qu’il ne savait pas quoi en faire. Je l’ai amené et j’ai enregistré avec.

Grégoire Garrigues (qui assiste à l’interview) : je voudrais juste dire que Gilbert appréhende les instruments de façon instinctive, et avec l’inspiration il trouvera toujours quelque chose à faire avec.

Vous jouez maintenant dans Urban Sax et dans le Cool Feedback Quartet avec Robert Lloyd, Jac Berrocal, Grégoire… Comment êtes-vous rentrés dans ce projet ?

J’ai rencontré Grégoire quand il jouait avec Robert Lloyd et ils m’ont proposé de les rejoindre. J’ai eu l’occasion de voir le Cool Feedback Quartet en répétition dans un local confiné (sourire). Ils étaient tous là : quatre guitaristes, un batteur excellent, la trompette et j’étais vraiment immergé dans un son, celui du Cool Feedback. Pour bien apprécier le groupe il faut se mettre dans un espace de résonance. Les choses se sont faites simplement et c’est bien comme ça ! On m’a invité, grand merci !

Quel disque donneriez- vous à un enfant pour l’amener vers la musique ?

Ce n’est pas simple, un disque d’un vieil enfant comme… ce n’est pas simple « Gymnopédie » de Erik Satie, ça ne peut pas faire de mal… et il aura certainement l’impression de l’avoir déjà entendu… et si ce n’est pas le cas, il aura forcément l’occasion de l’entendre

https://www.urbansax.com
https://www.facebook.com/urbansax

Extrait du documentaire Eurock « Music is Life », Produit par Archie Patterson, Édité par Jamie Haggerty, Utilisé avec permission. Tous les droits sont réservés.
Bande-annonce officielle du documentaire Eurock « Music is Life »,Produit par Archie Patterson, Édité par Roman Beilharz, Utilisé avec permission. Tous les droits sont réservés.