Trisomie 21 : : Rencontre avec un groupe aussi discret que légendaire

mardi 30 octobre 2018, par Franco Onweb

C’est certainement le groupe français le plus adulé dans le monde. Boudé par les médias français, après plus de vingt ans de carrière, 11 albums, et plus d’un million de disques vendus dans tous les recoins de la planète, Trisomie 21 jette à nouveau le pavé dans la mare en sortant un nouvel album qui reprend les titres de leur dernier opus Elegance Never dies , sorti l’an passé. Une petite pépite refaçonnée en haute couture par 9 des plus grands producteurs mondiaux comme Chris Kimsey, Dave Bascombe, Peter Walsh ou encore David Allen. Rencontre avec Philippe Lomprez, le chanteur de ce groupe emblématique.

Ça commence quand Trisomie 21 ?

En fait, c’est assez simple. Deux frères, un jour, décident de faire de la musique. Mon frère, Hervé, se met à la guitare et moi à la batterie. Tout de suite on a essayé de composer un morceau. C’était quelque chose d’un peu… « primitif », on ne savait pas jouer. Mais on a décidé de voir ce que cela pouvait faire.

Trisomie 21 en 2018, Hervé et Philippe Lomprez
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Vous aviez quel âge ?

17 ans, 18 ans…

Vous faites ça sous quelles influences ?

On n’en avait pas et on n’en voulait pas ! En même temps, on n’est pas toujours conscient de ses influences. La seule chose que nous voulions c’était de ne pas reproduire quelque chose. On ne s’est pas dit : on va faire comme ci ou comme ça. Lors de notre premier concert, en 80/81, le journaliste de La Voix du Nord qui nous voit, va nous « dézinguer ». Bon, c’est devenu un amis depuis (rires). Il nous dit : « la basse c’est the Cure, la guitare c’est ça, la batterie encore ça … ». Il nous fait tout un listing de plein de groupes qui venaient tous de sortir leur premier album. On est allé chez un disquaire pour commander les disques parce qu ‘on ne les avait pas. On a écouté et on s’est dit : « OK, on met tout ça dans un coffre et on verra plus tard. On les a ressortis bien après ! » (rires). Je me rappelle que dedans il y avait du Joy Division, du Cure et du Durutti Column.

Hervé Lomprez
Crédit : Florian Hoffmann

Mais à l’époque, dans le nord, le grand groupe c’était « Stocks » qui jouait du blues rock ?

En fait, ils sont un peu plus âgé que nous. Donc ils ont commencé un peu avant. Ils étaient dans une optique plus Téléphone ou Trust… La New Wave, telle que on la connaît aujourd’hui, était juste en train de naître.

Tout de suite vous chantez en anglais ?

Oui parce que tout de suite nous voulions être international. On refuse les frontières. Il n’y a aucune prétention là-dedans, juste l’envie d’aller partout. En fait on va faire du « spoken english », une sorte d’anglais dérisoire… En même temps on est frontalier de la Belgique où nous allions souvent, et pour nous il faut abolir les frontières qui sont assez dérisoires pour nous.

Ensuite il y a ce nom Trisomie 21 ?

Ce nom a été une sorte d’électrochoc. On venait d’une région avec un chômage de masse, où la seule culture réelle c’était le travail, et on leur enlevait ça : on fermait les usines. Nous, on s’est dit : si la norme c’est cette forme d’acculturation, et bien nous, on préfère être anormaux et ne pas devenir des moutons. Il y a un côté punk dans ce nom, c’est sûr, mais les personnes trisomiques ont une sensibilité extrême et on se sentait proche d’eux. On avait aussi à cette époque, un projet avec une troupe théâtrale de personnes trisomiques, et tout ça a contribué à ce que nous choisissions ce nom. En plus, on ne voulait pas faire carrière, donc on s’est dit allons-y ! On n’a jamais eu vraiment d’ennuis avec ce nom, sauf avec la presse qui a un peu de mal avec nous. Mais bon, on a un peu de mal avec eux aussi (rires) !

Philippe Lomprez en concert à Athènes en 2018
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Tu veux dire que votre musique est très marquée par le nord, les problèmes sociaux et tout ce qui s’en suit ?

Au début oui. Mais on est plutôt nord européens, on se sent proche de Manchester, de Maubeuge, de Liège, de Bruxelles qui est à trois quart d’heure de chez moi. Nous ne sommes pas régionalistes, la preuve c’est que très vite on va s’installer à Bruxelles. 

Il y a un pays très important pour Trisomie 21, c’est la Belgique, parce que, après un premier EP vous allez signer avec PIAS (Play It Again Sam Ndlr), le label belge. Pour beaucoup vous êtes un groupe belge et européen.

On est un groupe européen, avec une culture européenne, qui n’est pas d’ailleurs en opposition avec les autres cultures. On n’est pas arc bouté sur la France, la frontière.

Mais vous êtes parmi les premiers à signer avec PIAS, avec des groupes comme FRONT 242 et vous allez créer une sorte de « culture européenne » avec une musique assez froide ?

C’est une musique avec des émotions assez rentrées. En fait, on vient tous de régions où les guerres ont tout massacré, et peut être que les gens sont sur une réserve. On a décidé d’exprimer vraiment ce que nous ressentions, pas de faire genre. C’est froid, mais nous sommes des gens un peu froid. C’est comme ça…

Mais vos influences ne sont pas uniquement musicales. Vous aimez la peinture, le cinéma et c’est perceptible dans votre musique.

Oui bien sûr, et personne n’en parle. C’est pour ça que l’on ne parle jamais de nos influences parce que, aussitôt, on nous colle une influence musicale, et si possible des années 80. Mais nous sommes également influencés par Edith Piaf, Maurice Ravel, Hitchcock ou un roman. Comment rester insensible devant la peinture de Goya ? On aime des choses qui envoient, qui dégueulent un truc.

Ce qui frappe, c’est que vous auriez pu vous exprimer à travers d’autres arts.

Oui, c’est comme une cocotte-minute : à un moment il fallait que cela déborde et la musique est apparue parce que c’était à notre portée. Mon frère, par exemple, a fait un peu de photo. On n’est pas fermé au monde : on a été marqué par plein de choses que nous avons retranscrit en musique.

Vous n’avez pas essayé de faire d’autres choses comme, par exemple, des films ?

On a toujours essayé de proposer quelque chose de qualité mais nous ne sommes pas des « couteaux suisses ». On sait faire de la musique. On sait la produire, l’enregistrer. On fait tout dans notre musique, on a notre studio. On ne sait pas faire de cinéma, on ne sait pas écrire… Je ne dis pas que ça n’arrivera pas, mais on s’est concentré sur la musique.

Mais pourtant au début, vous ne saviez pas vraiment faire de musique ?

Et voilà, on s’est concentré sur ce qu’est notre activité principale (rires) !

Vous n’avez toujours été que deux dans le groupe ?

Mon frère et moi avons toujours été le noyau dur. Rapidement, un troisième musicien est apparu, Pascal Tison, qui est toujours avec nous comme technicien de scène pour notre tournée actuelle. Il y a eu un copain à moi, Jean Michel Matusak, qui ne jouait pas de musique : c’était notre oreille. C’était très original ! Avant les répétitions, on discutait de ce que nous avions vu, vécu ou lu, et tout de suite après on allait répéter.

Tout de suite vous partez à l’international. Vous êtes connu sur beaucoup de territoires, et pendant des années vous avez été le seul groupe français connu à l’international, dans une indifférence quasi totale ici. 

On ne savait pratiquement pas que nous étions connus ailleurs. Au début, il n’y avait pas d’internet, de téléphonie moderne. Effectivement, on a reçu quelques lettres du Brésil et franchement, on n’avait pas conscience que nous étions connu là-bas, notre label non plus d’ailleurs. Par exemple, au Canada c’est incroyable : mon frère faisait des études de cinéma, et un de ses copains québécois, qui avait fait des études à Paris pendant quelques années, rentre chez lui. Il nous écrit : « vous êtes connu ici, vraiment ». On arrive à trouver des concerts à Montréal, et quand on est arrivé à l’aéroport, il y avait la télé et plein de gens. On a pensé qu’on avait voyagé avec des gens connus qui étaient en première classe, et en fait c’était pour nous (rires). On était comme dans un film : on passait d’étudiants qui faisaient de la musique, à de grosses rock stars avec des gardes du corps, de grosses bagnoles… Le bassiste avait 17 ans, moi 26, et mon frère 24 ! On s’est accommodé parce que franchement ce n’est pas désagréable, mais ça nous a surpris (rires).

Musicalement vous avez beaucoup évolué depuis vos débuts : vous travaillez comment ?

Aujourd’hui, mon frère fait la musique et moi les paroles. Mais j’ai commencé comme chanteur batteur et donc j’ai un peu participé à la musique, mais avec le temps cela s’est éloigné. On a toujours tenté de petites choses mais le grand changement c’est avec Million Lights en 1987. On s’est retrouvé à deux sans bassiste, car le nôtre avait du mal à exister dans un groupe avec deux frères. On aurait pu jouer nous-même de la basse, Hervé sait en jouer, mais au contraire on s’est dit qu’on allait faire un disque sans basse. C’était notre réalité : on n’avait plus de bassiste. A une époque où tout le monde mettait de la basse en avant et bien nous on la vire ! La maison de disque ne comprenait pas vraiment. Depuis chaque album a ce type d’anecdotes.

Million Lights reste votre album de référence ?

C’est un album très important pour nous, très personnel. On a tout mis dedans. On enregistrait la nuit à Bruxelles. On se baladait dans des fêtes foraines tard dans la nuit, et puis on allait enregistrer. C’était vraiment une atmosphère spéciale. 

A l’époque vous habitez Bruxelles ?

Oui, on vadrouillait entre Bruxelles et le nord de la France. On avait créé notre studio là-bas où les groupes de PIAS enregistraient leurs maquettes. 

Vous étiez proche des autres groupes, comme par exemple, Front 242 ?

Non, on restait dans notre coin. On avait tellement peur des influences, du copinage que nous restions dans notre coin. Attention, on n’était pas des prétentieux dans notre tour d’ivoire, mais nous voulions juste nous protéger : c’était notre défense.

Vous tourniez dans le monde entier ?

Aujourd’hui oui, mais à l’époque on jouait seulement un peu à l’étranger. On était davantage intéressé par la création. On n’était pas un grand groupe de scène car, pour nous, le fait de répliquer en live n’a pas un grand intérêt. Par contre, rencontrer des gens, ton public, c’est formidable. C’est pour ça que l’on tourne. Et puis aussi le fait de faire du rock sans costume à paillette c’est bien aussi. Je dis toujours que nos âmes ont des piercing et pas nos corps ! (rires)

Avec le temps, votre musique s’est durcie, elle devient plus rock ?

On a toujours essayé de nouvelles choses, on a fait des essais… Par exemple, on fait venir un guitariste de Hard Rock sur un de nos disques. A l’époque, tout le monde se lançait dans l’électronique, ça ronronnait un peu trop à notre goût dans notre musique. Donc, on a essayé de mettre de l’organique avec beaucoup d’électronique. Notre but est de casser les moules parce que sinon on fait toujours la même chose et ça, c’est notre hantise.

T21 en plein travail
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Ils parlent de quoi vos textes ?

Ça dépend. Comme on voyageait beaucoup et que l’on adorait ça, on découvrait plein d’endroits. Souvent ça te marque et tu ressors ça. La politique, comment les gens sont traités ; ça m’influence aussi beaucoup. J’essaye d’en parler avec mes mots. J’ai souvent une écriture presque automatique. J’écris un texte, je le chante. J’essaye plusieurs manières, et puis, Hervé, prend une phrase d’un texte, une autre d’un autre texte.

Tu veux dire que sur le dernier album tu as d’abord fait les textes ?

C’est très imbriqué. Il a fait la musique, j’ai essayé des textes et puis Hervé a retravaillé en post synchro en faisant un mélange de mes voix. Bien entendu, on discute beaucoup et on échange beaucoup sur sur chaque étapes de ce processus. Mais sans trop exagérer, je peux dire que j’ai écrit les textes après les avoir chantés.

En 2009, après une carrière riche de plein de disques et plus d’un million d’albums vendus dans le monde, vous annoncez que vous arrêtez, et vous n’allez revenir qu’en 2017.

On arrête une première fois, contraint et forcé, à la suite de problèmes de contrats avec PIAS. On revient avec un remix pour Indochine et on sort juste après un disque sur notre propre label. Et là, on décide d’arrêter la scène mais pas le groupe. Comme toujours, on décidait de notre destin. On rentrait juste de tournée, on était crevé. On se laissait la possibilité de faire un disque si l’envie nous prenait. Et puis, au final c’est le public qui décide. Un pote nous a poussés à retourner en studio, en nous disant que ça ne pouvait pas s’arrêter là. Et puis tout de suite on s’est aperçu que tout était là, tout était réuni encore une fois, et que, surtout, c’était en nous. Et on fait Elegance Never dies , notre dernier album.

C’est un disque beaucoup plus aéré, avec un son plus large…

Oui, on avait probablement des choses rentrées en nous et qui voulaient sortir. Donc on a pris le risque d’avoir ce son plus ouvert. C’était un risque pour nous parce que notre public pouvait être désarçonné. Il ne sait jamais à quoi s’attendre avec nous. Il y a eu chez nous cette volonté d’avoir ce son plus organique. C’est un postulat de départ, et après il nous faut du temps. Nous sommes un groupe assez cérébral, et il nous fallait un cadre pour commencer, presque le titre l’album… Un peu comme un réalisateur qui aurait besoin de l’affiche du film, avant de commencer à tourner avec un scénario bien complet, avec tout les dialogues.

Avec tout ça, Trisomie 21 ne serait-il pas plutôt un collectif créatif, plutôt que un groupe ?

Un collectif assez réduit parce qu’on est que deux (rires) ! Mais c’est clair que nous n’avons pas la vie d’un groupe de rock classique. On ne répète pas tous les jours, on est loin des clichés du rock. Ce qui fait notre originalité c’est notre postulat de départ : on ne dépend de personne, on fait ce qu’on veut quand on veut. Les gens qui aiment nous suivent. Ce n’est pas de la prétention, c’est juste que nous voulions que ça se passe comme ça.

Cet album a été bien reçu par le public. Là, vous êtes sur une tournée mondiale. On vous demande partout et les salles sont pleines à craquer. 

Oui, c’est incroyable. On fait de super concerts, et pour faire de super concerts, il faut un super public. Donc c’est une alchimie entre nous et le public. Partout où nous sommes allés en France, en Allemagne, en Espagne, à Londres, en Italie, le public a été super réceptif et incroyable. Bon, quelque part, c’est peut-être un aboutissement, mais c’est vraiment super. On va en Russie, en Israël, au Brésil… Partout on nous demande.

Pourquoi les médias français ne vous suivent-ils pas ?

On ne traîne pas dans les soirées, on reste dans notre coin, et comme ils savent qu’ils se sont trompés à la base, et bien ils s’entêtent !

Ça se passe comment sur scène pendant cette tournée ?

Il y a Gregg (Anthe, de Morthem Vlade Art et HNN Ndlr ) à la guitare, qui nous apporte beaucoup sur scène. Moi je chante et je joue de la guitare sur un morceau. Enfin je gratouille deux cordes (rires)… Hervé fait de la guitare, de la basse, des claviers, des machines, l’informatique et tout ça.

Vous comptez prendre davantage de monde sur scène, comme par exemple un batteur ?

La batterie, en tant qu’ancien batteur, me manque. Mais je n’étais pas assez bon. Franchement ça ne nous a pas manqué. Les gens nous disent que ça pourrait nous apporter quelque chose un vrai batteur. Parfois ça nous effleure. Mais bon, les scènes sont souvent petites et on ne veut pas être compressé.

Et il y a ce nouveau projet : un disque qui sort avec des remix des morceaux du dernier album, faits par un beau plateau de producteurs « célèbres ». Des gens comme Dave Bascombe, Dave Allen ou encore Chris Kimsey… C’est venu comment ?

C’est un projet d’Olivier, notre manager, qui a pris ses 20 albums préféres , et qui a regardé qui les avaient produits. Il a contacté certains de ces producteurs pour qu’ils fassent leurs versions. Pas un remix Dance Floor, mais une version originale, leur vision du titre. Olivier a réussi à en contacter quelques-uns et ils nous ont répondu, ce qui était déjà énorme. Ils ont écouté, ils ont trouvé que c’était très bien produit pour un groupe français, et ils aimaient la musique. Ça les a intéressés. Ils ont demandé quel était le projet, et on leur a dit que nous voulions qu’ils prennent chacun un titre de l’album et en faire une production originale. Pas un producteur pour un disque mais un producteur par titre. Ils trouvaient le projet dingue en nous disant qu’il n’y aura pas d’unité et franchement on s’en fout, c’est que nous voulions.

 

Pochette du nouvel album «  Happy end  »
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Il y a ce projet, la tournée jusqu’en 2019. Et après il y aura un autre album ?

Oui, je pense mais je ne sais pas quand. On est long (rires) ! Là, on est en pleine tournée et c’est compliqué de s’y mettre, mais ça commence à cogiter. On y verra plus clair bientôt.

Quel disque donnerais-tu à des enfants pour leur faire découvrir la musique ?

Ça m’est arrivé hier. J’ai mis Man Machine de Kraftwerk : ils ont adoré. Ils m’ont demandé de leur repasser le disque. Il faut avoir une notion d’honnêteté pour plaire aux enfants et pour nous c’est capital. Tu peux faire l’acteur, jouer avec des machines, mais il faut toujours avoir cette notion d’honnêteté avec les gens, les emmener dans un moment d’émotion.