Jérôme Castel : « Doggerland », le disque des paradis oubliés.

vendredi 24 mars 2023, par Franco Onweb

C’était un dimanche après-midi de fin 2015, dans un appartement du nord de Paris, que j’ai vu Jérôme Castel en concert pour la première fois. Tout de suite j’ai été frappé par son talent et sa singularité. Il savait parfaitement allier la mélodie avec des textes qui jouaient avec les mots comme rarement j’avais entendu. Suite à ça, avec Jérôme nous nous sommes régulièrement croisés pour des interviews et des concerts. Je n’ai jamais cessé de louer la qualité musicale de ce musicien protéiforme. Alors quand j’ai su qu’il sortait un nouvel album, « Doggerland », je lui ai aussitôt téléphoné pour que l’on en parle ensemble.

C’est par une froide mâtiné de janvier, que j’ai discuté avec Jérôme, depuis son fief du 18e arrondissement de Paris, de ce nouveau disque. Une conversation toujours riche avec un artiste complet, où il sera question de littérature, d’enregistrements, du rock américain des années 90 qu’il affectionne tant et surtout de sa musique inclassable. Je terminerai en disant juste que « Doggerland » est un grand disque et ce serait dommage que vous passiez à côté de ce moment de poésie musicale.

Pourquoi le titre « Doggerland » ?

C’est d’abord un livre de Elisabeth Filhol à qui j’ai emprunté le titre, et c’est aussi un territoire entre la Grande-Bretagne et la Suède qui était arpenté par des tribus dans une période de grande glaciation avant qu’un tsunami ne recouvre tout. Ça pose l’ambiance, non ?

Jérôme Castel
Crédit : Guillaume Blanchon

Tu l’as fait où et avec qui ce disque ?

J’ai travaillé, comme le précédent, avec deux amis musiciens : Nicolas Puaux à la basse et aux claviers, et Benoit Prisset à la batterie. La réalisation artistique a été faite par nous trois et Cyril Harrison nous a enregistré en live et a mixé le disque. La rythmique a été enregistrée en quatre jours avant le premier confinement. Ensuite pendant ce confinement, j’ai fini les arrangements. Puis j’ai fait les guitares et les claviers en juillet 2020 et les voix en décembre 2020.

Tu le sors chez qui ?

Chez moi, c’est une auto-production. Le disque est distribué par Inouïe distribution, et je suis juste accompagné par Microcultures pour les demandes d’aides.

J’ai eu l’impression que c’était un disque de confinement avec une montée en puissance : ça commence calmement avec « La Piste du Loup », un titre qui rappelle le rock américain des années 90 ou encore Alain Bashung…

Ça n’est pas un disque de confinement, car il a été initié bien avant cette période, même si il a été fini durant ces moments suspendus. Mais oui, le confinement a eu une une incidence forte sur la manière de produire et de finir ce disque. Je disposais de deux heures par jour entre mars et mai pour finir les arrangements des morceaux. C’est court. J’ai dû apprendre à être très efficace :)

« La piste du loup » est un titre qui a été inspiré par le livre « La piste animale » de Baptiste Morizot. Je suis toujours fasciné de voir comment mes lectures trouvent le moyen de s’inviter dans mes chansons sans que cela soit vraiment prémédité. Ce titre s’est imposé de lui-même pour ouvrir le disque, un disque que je voulais traversé par ma guitare électrique et mes influences nord-américaines des années 90 (Pavement, Low, Thurston Moore, Swell).

Ce n’est pas du rock non plus, ça rappelle ce que pouvait faire la scène française post Bashung.

C’est ça. Ça n’est pas du rock, j’appelle ça des chansons soniques. Suite à « La chaleur animale » (son précédent disque, NDLR), j’avais un léger goût d’inachevé. Pas assez d’électricité, d’énergie. Avec mes camarades, nous avons décidé pour ce disque d’être un peu plus tendus, un peu plus nerveux. Les chansons s’y prêtaient bien.

Mais ce premier titre n’est pas représentatif du disque ?

C’est le titre idéal pour entrer dans l’album. Il est mystérieux, ombrageux et lardé de lumière. Il donne le ton.

Tu casses tes codes sur ce disque ?

Je ne sais pas… Cela voudrait dire qu’il y aurait eu une intention chez moi d’aller contre quelque chose, alors que j’ai plutôt l’impression d’être allé VERS quelque chose avec ce disque.

Ça ressemble à tes premiers titres avec un côté « organique » et moins d’urgence.

Le tracklisting c’est imposé assez rapidement avec « Léger » comme morceau central. Les autres morceaux sont venus s’organiser autour de cette chanson. Ça monte en énergie jusqu’à ce titre, puis ça redescend peu à peu. En te parlant, il me vient à l’esprit que cet album est peut-être construit - de manière inconsciente - comme un set de dj. Au début des années 2000 je mixais de la house minimale à infact 51, un squat derrière les grands magasins à Paris… Le retour du refoulé en somme !

Tu as ensuite des morceaux qui rappellent la scène New-yorkaise des années 70, avec du « spoken word ».

Musicalement, New-York est la ville la plus importante à mes oreilles, alors oui forcément, ça doit rejaillir dans ma musique. Quant au spoken word, j’imagine que tu fais référence à la chanson « Tout est blanc ». Gainsbourg, Bashung, mais aussi Pierre Vassiliu, Dominique A, Diabologum, Mendelson,Marie Möör, je ne sais plus…ils ont été nombreux ceux qui se sont essayé à cette autre manière d’habiter la musique. C’est quelque chose de nouveau pour moi mais que je voulais essayer depuis longtemps.

En aussi je voulais sur ce disque travailler un chant avec des notes courtes, peu de notes tenues, ça donne une tonalité générale qui flirte avec le parlé/chanté.

Guitare
Crédit : Guillaume Blanchon

Je voudrais parler de tes textes, qui se collent très bien à la musique, avec comme d’habitude chez toi, le voyage et surtout l’espace.

C’est peut-être lié à ma manière d’écrire mes chansons. Il y a l’idée du territoire. J’ai besoin d’un territoire, d’un espace pour faire exister une chanson. Je pars toujours de la musique pour écrire, c’est le lieu dont j’ai besoin pour pouvoir ensuite déposer des mots. Ce lieu, ce territoire c’est le plus souvent avec une guitare que je le définis, que je le dessine. Je cherche une couleur, un riff, une suite d’accords. C’est très besogneux. Artisanal. De l’ordre du sensible. Quand j’arrive à déployer quelque chose qui tient réellement de la géographie et du paysage, je peux commencer à envisager la possibilité d’une chanson. C’est-à-dire la naissance d’un texte.

Tu es très littéraire, ça m’a fait penser à la Beat Génération. Cette manière de construire et de poser des mots sur la question. C’est assez proche de ce qu’ils pouvaient faire. Tu es, pour moi, un compositeur qui met des mots sur de la musique.

Je ne suis pas sûr d’avoir quelque chose à voir avec la littérature dans ma pratique de l’écrit., enfin je ne me définis pas comme ça du tout. Ce qui m’intéresse c’est le rapport musique - paroles. Je passe pas mal de temps à trouver les bons mots, puis la bonne mise en bouche des mots, que je chante ou que je parle. Là aussi c’est un travail de besogne. Jje n’envisage pas que mes paroles puissent exister sans la musique qui les accompagnent.

Oui, mais en partant de ça, on peut dire que ton disque s’écoute vraiment !

Oui c’est vrai (sourire)

Sur « La beauté nouvelle », tu as un côté psyché avec ce clavier. Tu as donc du rock, de la pop, du psyché et de la poésie sur un même disque.

Et aussi un peu de folk sur une pulsation légèrement afro-beat.

Tu avais quoi en tête en faisant ce disque ?

Faire exactement ce dont j’avais envie.

Ça parle de quoi « Les Camions » ?

De camions, pourquoi ? Ce qui m’importe, c’est plutôt ce que reçoit l’auditeur en écoutant cette chanson… Ça t’a fait penser à quoi ?

Aux voyages, à l’autoroute…

Voilà, alors ça parle de ça !

« Camille » est un texte un peu androgyne qui est très doux. C’est très marqué par ton travail de théâtre. Beaucoup plus que tu ne penses.

Ça fait 10 ans que je fais de la création sonore pour le théâtre. Là, dans le théâtre contemporain en tout cas, on peut construire quelque de chose de très particulier entre un texte et un son, une musique. C’est très différent de ce que l’on fait en chanson.

Au théâtre, un son seul peut parfois suffire à accompagner le texte. On travaille beaucoup sur la notion d’espace mental ou de hors-champs. Le son et la musique peuvent dire autre chose que ce que dit le texte. C’est une question de complémentarité. On peut retrouver ça dans certaines de mes chansons. Dans « Léger » par exemple c’est flagrant. C’est délicieusement ambigu.

Pour en revenir à « Camille », c’est une vieille chanson de 2001 ou 2002 que je n’arrivais pas à enregistrer, je ne trouvais pas la bonne couleur. C’est grâce à Nicolas et Benoît que le titre existe avec cette guitare un peu rêche, très Cat power à ses débuts, cette ambiance douce, mystérieuse qui se déploie. On a voulu raconter cette histoire de désir et de bisexualité d’une manière douce et intense. La voix de Zoé Fourray vient illuminer merveilleusement la fin du morceau.

Studio 2023
Crédit : Guillaume Blanchon

Ils sont récents, tes titres ?

Il y en a des vieux et des très récents. Il y avait 10 titres à l’origine, mais il y en a un que je n’ai pas réussi à insérer dans le disque.

Est-ce que cet album n’est pas la réunion de vos personnalités : Benoit qui est un batteur de folk, Nicolas qui joue, parfois, dans un groupe de Hardcore et toi qui vient de la pop ? Ça fait un son unique et je ne vois personne qui sonne comme toi.

On travaille de manière simple : j’arrive en repet avec ma chanson, riffs, grilles d’accords et textes et nous malaxons cette matière ensemble. Naturellement, les choses bougent. La première mouture de « La piste du loup » par exemple, était beaucoup plus enlevée, plus rythmée. Nicolas a proposé qu’on la ralentisse, et c’était une sacré bonne idée.

Le son du disque s’est construit ainsi, en répétition à trois. Jérôme Castel c’est à la fois une histoire de songwriting et une histoire de groupe. Je le redis sans m’en lasser : ce que m’apportent Nicolas et Benoît est très important. Leur couleur musicale vient enrichir la mienne d’une manière extrêmement excitante. Jouer en groupe c’est toujours une histoire d’alchimie, une histoire d’équilibre et de confiance… Et là tout fonctionne admirablement au service de ce que j’essaie, nous essayons de développer. Un univers traversé de douceur et de tensions, d’électricité un peu rêche mais élégante, et de climats atmosphériques, de paysages sonores.

Tu sais vers où tu vas quand tu fais un disque ?

Oui et non. J’aime rester ouvert aux intuitions, les miennes et celles des autres.. J’adore ce moment où tu vois ton morceau changer subtilement grâce aux propositions de tes camarades. J’ai une grande appétence au travail en solitaire, donc je fais très attention à rester disponible aux propositions des gens avec qui je collabore, lors des sessions en groupe. Bon, au final c’est moi qui tranche et qui décide, hein ! (rires)

Ce disque doit beaucoup également au travail de Cyril Harrison qui a enregistré et mixé le disque. Les basse-batterie-guitare ont été enregistrées en 4 jours en live. Nous voulions rester au plus près de cette énergie de groupe, de trio et Cyril a magnifiquement capturé ça.

Et puis il y a « Vermeil » qui clôture l’album qui est calme, avec beaucoup de musique et peu de paroles.

Une atmosphère plus apaisée, très folk, hypnotique. Christelle Lassort est venue poser ses cordes délicates sur ce morceau lumineux, un copain m’a dit « On dirait du Nick Drake qui a laissé entrer le soleil par la fenêtre ».

C’est une influence ?

Lui et beaucoup d’autres.

Ça va se passer comment, sur scène ?

Bien j’espère ! Ces dernières années, j’ai souvent été sur scène pour le théâtre ou pour accompagner d’autres chanteurs. Je sens une vraie excitation chez moi à l’idée de remonter sur scène pour chanter mes chansons.

Je travaille deux formes. Une forme en solo, guitare électrique – voix, et une formule en trio.

Tu as fait un disque qui est à contre-courant de tout ce qui se fait aujourd’hui…

Je sais pas… Il y a un courant aujourd’hui ? Je veux dire, en dehors de la pop urbaine et de la variété française qu’on essaie de nous faire passer pour de la chanson française…

J’ai plutôt l’impression que l’époque est très libre esthétiquement dans les formes musicales que l’on entend. Electro-pop, garage, psyché, néo-sixties, pop, folk, math-rock, néo grunge, post-gainsbourien,… C’est plutôt ouvert, non ?

Concert 2023
Crédit : Simon Gosselin

C’est rare de faire un album, un disque à tiroirs et qui se tient du début à la fin avec un ordre des chansons précis.

J’ai 53 ans et j’ai grandi avec la notion d’album, donc j’ai essayé de faire un album ! Pour « La chaleur animale », j’avais réuni des morceaux sortis séparément, traités comme des singles. Entre le premier morceau enregistré et le dernier il s’était écoulé plus de deux ans.

Pour « Doggerland » au contraire, tout a été enregistré assez vite. L’unité sonore est plus évidente. Cela doit sans doute contribuer à cette impression de cohésion que tu as.

On peut s’attendre à un album acoustique ?

Tu veux dire avec uniquement une guitare acoustique ? Je ne sais pas… Pas sûr.

Tu en attends quoi de ce disque ?

Qu’il soit écouté.

Tu as des créations ?

Nous sommes en tournée avec « Janis », la pièce de théâtre où je joue de la guitare au plateau en accompagnant la magnifique comédienne Juliette Savary qui propose une vision intime et fragile de Janis Joplin. C’est un texte et une mise en scène de Nora Granovsky. Et cet hiver j’ai une importante création au théâtre avec Laetitia Guédon.

D’ici-là, je vais me concentrer sur le Live, continuer ma collaboration avec Nesles que j’accompagne à la basse.

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