Vous venez de sortir un premier album : pouvez-vous le présenter, le décrire ?
C’est un album qui est entre pop et chanson française. Les formes sont variées. Cette diversité nous aimons l’entendre sur un album en tant qu’amateurs de pop. Nous attachons beaucoup d’importance à la présence de mélodies dans nos morceaux. Nous essayons de faire des chansons qui puissent fonctionner quel que soit l’emballage, l’habillage.
Côté styles, rythmes et production, ça navigue dans les années 60 et 70, en gros. Sachant que nous n’avons pas pour but de faire réellement référence à ces années. Ce sont simplement les sons et les styles qui nous plaisent et qui sont devenus notre langage naturel. Des sons organiques, chaleureux. Même si nous utilisons quelques instruments et méthodes de production de ces années, nous réalisons nos morceaux avec des moyens actuels, et dans un contexte différent, ce qui aboutit à un autre résultat.
(Photo Stéphane Drouot)
Vous l’avez fait où et avec qui ?
Au fil du temps, Maxence a établi un studio d’enregistrement à la maison, à sa façon, un peu à côté des schémas habituels. Une ambiance inspirante avec, essentielle, une vue sur de la verdure. L’album y a été presque entièrement composé, enregistré, mixé et masterisé.
Quelques amis musiciens sont venus en renfort pour certaines parties que Maxence, multi-instrumentiste, estimait ne pas pouvoir jouer suffisamment bien lui-même : Simon Conrardy à la flûte traversière, et Christophe Mandin au picking et à la guitare slide, tous deux vivant comme nous à Mauléon sont venus en voisins.
Il y a une partie de violon sur « Cosma et toi » (Vladimir Cosma était violoniste) qui est jouée par Ludwig Hahn, violoniste ayant travaillé, entre autres, pour l’orchestre de la radio publique bavaroise. Gabriel Hahn, batteur de jazz et body percussionniste professionnel également, a joué une partie de batterie aux balais, sur ce morceau swing.
« Tu n’es pas toi » est un duo avec Benjamin Schoos, et ce dernier a fait sa prise de voix à Liège, sa ville, dans le studio de Sabino Orsini.
Le dernier morceau de l’album a été co-composé par Gilles François (Mondial Pokett ), à Paris, et en partie enregistré chez lui.
Pourquoi ce nom Les Bijoux ?
La chanson « Les Bijoux », avec ses vers aux mots recherchés, d’un style un peu précieux, fait référence au poème du même nom de Baudelaire, qui est centré sur la femme-objet. Ici, c’est la réponse de la bergère : la femme est sujet. Et même un sujet libre, conquérant, et plein d’humour. Un sujet qui collectionne. Et peut-être que ce n’est que de la frime, peut-être qu’il s’agit de faire la maline pour ne pas pleurer car au fond elle est toujours aussi dépendante du regard masculin, mais en tout cas, la chanson est là, elle est venue comme ça. En fait, elle est partie des bijoux, de ma collection de bijoux, et le mot « hommes » est venu pour rimer avec « collectionne », ce n’était pas prémédité dès le départ. On peut ensuite aller chercher des interprétations distinguées, mais la vérité c’est que c’est une idée de rime avant tout.
Donner le titre de cette chanson à l’album nous a semblé une bonne idée car c’est une des chansons les plus « catchy » de l’album, musicalement, qu’on savait qu’on allait la mettre en avant comme single, avec une vidéo, et que ça simplifie l’information. Il est très compliqué d’être entendu, dans le flot incessant d’infos qui submerge tout chaque jour, et essayer de diffuser quelque chose de nouveau avec plein d’informations différentes, ça brouille le message. De plus, ce titre entraîne les critiques vers le champ lexical très positif des choses précieuses, alors oui, ça nous a semblé une bonne idée.
Vous avez un invité sur ce disque, Benjamin Schoos : pouvez-vous le présenter ?
On a droit à combien de pages ?
Benjamin, c’est un garçon absolument remarquable, et pourtant étrangement mal connu en France. En Belgique, il vient de se voir décerner un prix pour l’ensemble de sa carrière, à seulement 42 ans (!). Compositeur, chanteur, producteur, également illustrateur et homme de radio, il a plus de 20 ans de carrière artistique au compteur et ne s’arrête jamais. Quand un de ses projets est empêché pour une raison ou une autre, il travaille sur un autre projet, et revient ensuite au premier. Ce qu’on appelle de la suite dans les idées. Remarquable, donc, et authentiquement spécial, aussi. Il a un univers et des références underground, voire loufoques : les films de séries B, de kung-fu, la ventriloquie (à une époque, il a inventé le concept de ventriloquie radiophonique - rien que pour ça, il est irrésistible). Passionné de musique et de pop, il a fondé le label « Freaksville » en 2006. Il a produit des albums géniaux avec Jacques Duvall et Lio, notamment. Et encourage et soutient de nombreux artistes.
On est amis depuis quelques années maintenant, et on est toujours aussi admiratifs de sa personnalité et de sa force de travail. On l’aime beaucoup comme chanteur aussi. Ses albums sont superbes. Sa voix est intéressante et belle, c’est une sorte de crooner pop. Pour l’album, on rêvait d’un duo avec lui. Alors on lui a demandé s’il acceptait, et il a accepté. Nous en sommes très heureux. La chanson « Tu n’es pas toi » est un peu « Gainsbourienne », et sa voix douce et résonnant davantage dans les graves que celle de Maxence apporte une sensualité supplémentaire à l’enregistrement.
Vous avez signé sur le label Freaksville : comment et pourquoi ?
Vivant en province, et n’ayant pas un sens du « self-branding » très développé, on n’arrivait pas à faire entendre notre musique. Et nous auto-éditer n’aurait donné aucune visibilité supplémentaire à notre travail. Alors on voulait un éditeur, un label. On cherchait un label pop indépendant. Heureusement, avec internet et les réseaux sociaux, l’éloignement géographique n’est plus forcément un obstacle à tous les projets.
« Freaksville », on a regardé, on a écouté, ça nous a séduits. Une sorte de famille, des styles variés, aucun snobisme, de la bonne musique, du sérieux et de l’humour. Oui, on a été séduits.
On a demandé son avis à Christophe Ernault (aka Master Schnock, aka Alister), parce qu’il trouvait que la chanson « Les French chanteuses » était bien : « on cherche un label, est-ce que par hasard tu connaîtrais Benjamin Schoos ? » « Oui, un mec très sympa, contacte le. » Dont acte.
Le premier échange avec Benjamin a fini de nous convaincre qu’on voulait se lancer avec lui. Il nous a dit : « Pourquoi vous voulez un label ? On va vous prendre 50%. » Cette question-là, cette façon franche de dire les choses, ça nous a plu. On préférait, et on préfère toujours, 50% de quelque chose, plutôt que 100% de rien du tout.
Et on a signé avec Benjamin. Très heureux. C’était en 2014. On préparait un premier EP. En attendant qu’il soit prêt, un premier morceau de nous a été édité et publié, sur une compilation « Freaksville/La Souterraine » : « La Bête ».
Dans le courant de l’année 2015, on a vu Benjamin en concert à Paris, avec plusieurs artistes « Freaksville ». Il y avait Jacques Duvall et Sabino Orsini, Sophie Galet et Claire Wilcock, et dans la salle il y avait Alain Chamfort. Beau concert, belle soirée.
Le EP « Les French chanteuses » est sorti fin 2015, avec 4 morceaux de nous et 1 morceau, signé Jacques Duvall et Marc Moulin, qui était resté dans les tiroirs à l’époque. Une ravissante chanson bossa qui s’appelle « Je te suis ». Pour enregistrer ce morceau, on a échangé par email avec Jacques, car il fallait qu’il approuve. Émotions fortes garanties, quand on est fan. Cet EP est entré en playlist sur Fip. On était ravis. Ensuite, la vie nous a occupés, et on n’a pas enchaîné immédiatement. On continuait à écrire des chansons, mais sans les enregistrer au propre. Et puis en 2019, on s’est dit on s’y met et on fait un album. On avait du matériel, : on s’est vraiment mis aux choix des morceaux et aux enregistrements en juin. Le fait que Benjamin soutienne cet album a été hyper important pour nous. On a terminé fin février 2020. L’album est dispo depuis le 5 juin sur toutes les plateformes numériques, et en physique auprès du label, en CD ou vinyle. La pochette, signée « Brest Brest Brest ! » est très belle, avec son pantone doré. On a été gâtés.
(Photo Stéphane Douot)
Vous êtes toujours à la limite de la pop et de la bossa nova : quelles sont vos influences sur cet album ?
Pour la majorité des amateurs de pop, la bossa reste un truc un peu exotique, peut-être du fait de sa provenance non anglo-saxonne, mais elle fait partie de notre langage musical. Est-ce aussi de la pop ? En tout cas c’est une forme de chanson un peu sophistiquée. Nous sommes à cheval entre pop et chanson française. Pour cet album, on pensait avoir mis légèrement de côté notre couleur brésilienne, mais c’est amusant de constater que ça transpire de nos chansons un peu malgré nous et que des auditeurs nous le font remarquer.
Ce n’est pas systématiquement dans les rythmes, ni dans les harmonies, mais c’est peut-être lié à une forte présence de la guitare classique, ce qui détonne un peu du son de guitare folk beaucoup plus utilisée dans la pop. C’est probablement aussi lié au placement des voix, assez naturel et intimiste. A ce niveau la bossa et la chanson française se rejoignent.
La pop et le rock s’entremêlent, et sur l’album on a aussi mis une touche rock, avec un blues électrique. C’est le côté musique américaine, qu’affectionne Lisa. Il y a aussi le morceau titre, qui est très influencé par les premiers Dutronc ou les Who. Dans le même esprit, Max voulait faire un morceau efficace uniquement basé sur des accords simples à la guitare.
La musique de film ou d’illustration sonore des sixties et seventies nous influence pas mal aussi. Le nom de Cosma est même cité dans un de nos textes.
Il y a une reprise de Pierre Barouh : pourquoi ce morceau, et pourquoi cet artiste ?
La chanson « Loin de toi » est brésilienne, et elle a été adaptée en français par Pierre Barouh pour Sacha Distel, en 1962. Été 2019, alors que nous étions en train de travailler sur l’album, nous avons découvert cette chanson, au hasard d’écoutes sur internet. Coup de foudre instantané pour cette mélodie, et ravissement total en découvrant que les paroles étaient de Pierre Barouh. On a connu Pierre Barouh, et on l’aimait beaucoup. On a eu très envie de la jouer, cette chanson, car elle ne nous sortait plus de la tête. Comme ça, pour nous, sans penser spécialement à l’album. Et puis au final, on lui a fait une place sur l’album, car on l’aime vraiment beaucoup. Elle exprime parfaitement la saudade sans utiliser le mot.
Anecdote, à propos de cette chanson : quand nous sommes allés à Bagnolet en novembre 2019, pour jouer en première partie de notre ami Popincourt, il nous y a accueillis avec un cadeau, un 45 tours de Sacha Distel... avec cette chanson ! Qui était sur notre setlist pour le soir-même, alors qu’il ne le savait pas.
(Pierre Barouh et Maxence Jutel en 2013 - Photo Stéfan Zapa)
Votre musique et vos titres évoquent beaucoup l’été et une certaine insouciance : n’êtes-vous pas la bande-son idéale de l’été qui arrive dans ces conditions particulières ?
Ce n’est pas à nous de le dire, si ce disque est la bande-son idéale pour l’été, ou pas, mais puisque tu le dis, alors on est d’accord ! Nous on écoute plus ou moins les mêmes musiques, qu’elles soient pop, rock, ou bossa, toute l’année. Il y a même certaines musiques brésiliennes qui nous semblent mieux coller à des ambiances hivernales. Chacun se fait mentalement la bande son de sa vie.
On revient un instant sur le mot insouciance, quand-même : nos morceaux font dans la légèreté sur la forme, mais nous ne sommes pas réellement insouciants, on serait même plutôt mélancoliques. Mélancolique « mais je me soigne », en somme, et ça peut se sentir entre les lignes. Et d’ailleurs, un autre nom de la bossa, son origine, c’est la samba triste.
Comment cela va-t-il se passer sur scène ?
Des dates prévues en mai et juin ont été annulées. Donc ça va se passer... pas du tout.
Si ça devient à nouveau possible et qu’on a des opportunités, on peut bien sûr jouer cet album, et d’autres chansons du 1er EP, en live. A deux, avec orchestration réduite quand une chanson le permet, soit clavier soit guitare, ou bien avec backing préenregistré lancé d’un « jamman » pour d’autres morceaux.
https://www.youtube.com/watch?v=B8GjwVyh6Vk
Quels sont vos projets ?
Finir le mixage d’un album conçu avec et pour un crooner américain, Ryan DeHues, qui a adapté en anglais quelques chansons de nous. Et bien sûr continuer à écrire et enregistrer des chansons de Double Françoise , dans l’idée d’un deuxième album. On crée les chansons au fil de l’eau, quand elles viennent ; on a le studio et l’ingé son à demeure, alors c’est un peu quand on veut.
Votre avis sur la situation actuelle qui est bien compliquée pour les artistes ?
Cette période ne fait que révéler encore davantage la précarité des artistes, de leur statut dans notre société. Ils sont une variable d’ajustement, un luxe, ils sont jugés non indispensables. « Ils n’ont qu’à trouver un vrai boulot », on peut entendre ce genre de choses. Ça fait de la peine. De la peine pour la personne qui émet cette idée, car cela montre qu’elle est dénuée de culture et de sensibilité, ce qui est quand-même un triste handicap.
Comme l’a dit Churchill, si on coupe les budgets de la culture pour financer la guerre, alors on se bat pour quoi ?
Tous les concerts, tous les festivals, annulés ce printemps et cet été, c’est une catastrophe économique pour tout un secteur, pour de nombreuses structures, et de nombreux emplois sont en jeu, pas seulement ceux les artistes. Ce secteur aura du mal à se relever.
Et le public s’est de plus en plus habitué à avoir accès à pléthore de contenus, notamment musicaux, sans rien débourser.
Nouvel exemple : pendant le confinement, de nombreux artistes, et nous aussi, ont joué par webcam, sur les réseaux sociaux. C’était hyper sympa, c’était pour garder un lien, et pour continuer à jouer. Et pour le public c’était gratuit. Ce format sans modèle économique va-t-il se pérenniser ? Pourquoi ? Comment ? A contrario, la privation de concerts peut-elle inciter le public à acheter à nouveau des disques ? On a davantage de questionnements que d’idées à proposer en la matière, car on n’a quasiment aucun sens du business.
Le mot de la fin
Écoutez « Les Bijoux », et achetez le, il est fait avec amour.
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Double Françoise - Les Bijoux - Freaksville
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